Gestes barrières : quand une pandémie impose un nouveau concept

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En 2020, les gestes barrières sont partout. Des gestes du quotidien à l’espace public, la locution « gestes barrières » est installée comme si elle avait toujours existé. Vous l’avez entendue, prononcée, répétée, pratiquée… Mais que se cache-t-il derrière ces deux mots ?  

Le Covid-19 n’a rien inventé (avant 2020) 

Lorsque l’on pense aux gestes du quotidien récent, s’il y a bien une chose qui semble évidente, c’est qu’ils ne datent pas d’hier. Lavage de main, limitation des contacts pour freiner la circulation d’un virus, interdiction de rassemblements… autant de mesures déjà mises en place par le passé. Au début du XXe siècle, alors que la grippe espagnole se répand partout dans le monde, certaines villes américaines adoptent des mesures qui, sur le papier, ne manqueraient pas de nous rappeler ce que nous vivons. Il en était de même dès la fin du XIXe siècle, les différentes épidémies de peste ont permis de comprendre que limiter la propagation d’une maladie nécessite l’encadrement des contacts avec les malades. On parle alors de « mesures », souvent globales et émanant des pouvoirs publics, sans appel particulier à la responsabilité individuelle. 

Plus tard dans les années 50, l’hygiène est devenue un enjeu de santé publique, dans les écoles notamment : lavage des mains, lutte contre les poux, brossage des dents ou désinfection des tétines pour les bébés… Des mesures qui se diffusent des hôpitaux jusqu’à l’espace public. Pour autant, au fil de l’évolution des pratiques et des découvertes de ces deux derniers siècles, aucune trace de la locution « gestes barrières ». 

Rétrospectivement, l’évidence parait grande : ces pratiques devenues quotidiennes existaient déjà, la pandémie de Covid-19 n’a donc rien inventé. L’omniprésence de la locution « gestes barrières » pourrait nous faire oublier d’en interroger le sens et la provenance. 

À travers les discours et la communication publique, relayée par nos usages, elle s’est insinuée progressivement dans notre langage…

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Quand un contexte de pandémie fait naitre un concept (2006-2010)

Au début des années 2000, les épidémies de SRAS et de grippe aviaire ont conduit à l’émergence d’une notion désignant l’ensemble des gestes qui freinent la propagation des virus contagieux. Il est alors question de « comportements-barrière ». Ce concept est repris et prend une ampleur significative avec l’épidémie de grippe AH1N1 qui touche la planète en 2009. Dans la lutte contre ce virus, un certain nombre de pratiques vont être diffusées afin de ralentir la propagation de l’épidémie. 

En aout 2009, l’encart du bulletin officiel n° 31 de l’éducation nationale est intitulé « Lutte contre la propagation du virus de la nouvelle grippe A/H1N1 — diffusion des gestes barrières dans les classes ». C’est l’une des premières occurrences de « gestes barrières » dans l’espace public. On parle alors de figement, c’est-à-dire « l’intégration d’une expression libre du discours dans le système de la langue ». Dans le texte, le directeur général de l’enseignement scolaire évoque le lavage des mains et l’utilisation de mouchoirs à usage unique comme « des précautions, que l’on appelle “gestes barrières” ». 

La notion coexiste alors avec celles de « comportements-barrière » et de « mesures barrière », mais domine largement dans les usages. Les tendances Google Trends révèlent un usage plus fréquent de « gestes barrières » dès septembre 2009 par rapport à « mesures barrière » ou encore « comportements-barrière », tendance qui se confirme en 2020. 

Cette prévalence reflète une tendance à rechercher la responsabilisation. Parler de « gestes » favorise une évolution des comportements individuels là ou « mesures » renvoie à des décisions descendantes et impersonnelles. On revendique l’idée qu’à travers les gestes du quotidien, chacune et chacun d’entre nous contribue à freiner la propagation d’un virus. Cela explique l’usage également de la locution « gestes qui sauvent », souvent employée pour désigner les gestes de premiers secours. Le succès de « gestes barrières » par rapport à « comportements » ou « mesures » s’explique de plusieurs façons. Le terme plus court produit une location imagée, proche d’un slogan. Elle renvoie donc à des situations concrètes et quotidiennes auxquelles on s’identifie. 

Le Covid-19, promoteur d’une nouvelle catégorie conceptuelle (2020)

Marquée par la pandémie mondiale, l’année 2020 a entériné l’usage de « gestes barrières ». Expression employée très tôt dans la parole publique comme dans les médias, elle s’est imposée au point de devenir une véritable catégorie conceptuelle. Les gestes barrières sont devenus l’affaire du quotidien. Ils désignent l’ensemble des gestes et mesures mises en place pour lutter contre la propagation du Covid-19. Ils incarnent l’idée largement diffusée que « se protéger soi-même, c’est protéger les autres ». 

En mai, alors qu’une grande partie de la population mondiale était confinée depuis plusieurs semaines, un texte publié sur internet établissait un parallèle avec les mesures prises pour lutter contre la grippe espagnole en 1918. Outre la question de la pertinence historique de ce rapprochement, il met en avant un phénomène linguistique singulier. 

La notion de « gestes barrières » n’était jusque-là jamais liée à des évènements aussi éloignés. Or, depuis son entrée en force dans notre quotidien, elle sert à désigner les mesures prises antérieurement, notamment pour lutter contre la grippe espagnole. Ainsi peut-on lire sur Wikipédia dans une rubrique créée en avril 2020 que la grippe espagnole « fut l’occasion de déployer des gestes barrières ». D’une locution émergente et vaguement utilisée, « gestes barrières » s’impose progressivement comme une véritable catégorie conceptuelle. 

« Distanciation physique » ou « distanciation sociale », autre locution au cœur de la crise sanitaire, illustre cette tendance également. Les premières occurrences de la notion remontent à 2006 dans un vocabulaire employé par l’OMS et repris dans différents articles, notamment un texte de l’Express en mars de la même année. Comme en témoignent les données Google Trends, son usage a explosé lors des douze derniers mois. Le 13 mars 2020, une page Wikipédia dédiée a même été créée, allant jusqu’à étendre l’emploi de la location à des faits remontant à 1918 et… la grippe espagnole.

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D’une parole incitative à une parole prescriptive

Désormais, la locution « gestes barrières » renvoie aussi bien aux bonnes pratiques à adopter qu’à des obligations légales. Du lavage des mains au port du masque, ce mélange tend à brouiller les pistes et impacte les discours. Au fil du durcissement des mesures sanitaires visant à répondre à la crise, on observe un glissement : d’un appel à la responsabilité et l’adoption des « bons gestes » vers une parole plus prescriptive.  

Une simple recherche sur internet l’illustre. Si l’on tape « gestes barrières » sur Google, une bannière de l’Organisation mondiale de la santé indique : « Portez un masque. Sauvez des vies. Lavez-vous les mains. Respectez la distanciation physique. » Au rythme de la dégradation du contexte sanitaire, la parole publique passe de plus en plus par le recours aux injonctions. 

D’une locution quasiment absente des esprits il y a quelques mois, gestes barrière est devenue un leitmotiv. Nouvellement née, mais déjà fortement ancrée dans les usages, elle incarne en deux mots les bouleversements de notre quotidien en 2020. Elle s’impose et accompagne certaines inflexions des discours vers une dimension plus prescriptive. Symbole d’une parole qui instille des commandements plus que des recommandations, l’évolution de son usage est une affaire à suivre… 

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Gestes barrières, en trois enseignements :

  • Plus que les mots, les politiques cherchent à modifier les comportements. Bah ouais.

  • La force de son intégration peut nous faire oublier sa provenance.

  • Une locution, en apparence anodine, peut masquer une évolution du discours public, vers une parole prescriptive dans le cas des gestes barrières.