« Sage-femme » ou « maïeuticien » ? Histoire d’une bataille de mots

Histoire d’une bataille de mots entre « sage-femme » et « maïeuticien »

Mais quel est le masculin de « sage-femme »  : « Sage-femme », « sagefemme », « sage-homme », « homme sage-femme », « obstétricien », « accoucheur », voire « maïeuticien », « matrone » ou même « parturologue » ?

Dans cet article :

  • Je réponds à cette question.

  • Je retrace aussi l’itinéraire social et discursif de ce terme, qui concentre débats de société et stratégies d’influence normative sur la langue. 

  • Enfin, je profite de l’exemple de ce mot pour partager deux enseignements que nous mobilisons pour forger de nouveaux mots pour le compte d’institutions et d’entreprises lors de Design narratif®.

Si vous aimez l’histoire des mots, ce texte un peu long vous plaira sans doute. En tout cas, c’est dans cet esprit que je l’ai rédigé. Bonne lecture !

Temps de lecture : 7 minutes

« Sage-femme » s’écrit « sage-femme » ou « sagefemme » au masculin et donc en écriture inclusive. Fin du suspense !

En bref :

« Sage-femme » est un mot épicène.

Pour rappel, voici la définition d’épicène : se dit d’un mot qui ne varie pas selon le genre. Les formes féminines et masculines de « sages-femmes » sont donc identiques. Les mots épicènes en français sont très minoritaires, mais en voici quelques-uns : c’est aussi le cas de « journaliste », « architecte », « habile », « capitaine », « Kurde », « démocrate » ou encore « cinéphile ». 

C’est donc le même mot qui devra être employé pour une femme ou un homme qui occupe ce métier. Et si vous optez pour l’orthographe rectifiée, il faudra même écrire « sagefemme ». En supprimant le trait d’union au profit d’une soudure, comme le préconise le rapport du Conseil supérieur de la langue française de décembre 1990

Si vous voulez en savoir davantage, vous pouvez lire la suite de cet article, qui aborde l’histoire de ce mot. Et j’y partage ce qu’on peut en retirer pour la communication éditoriale et les métiers de l’influence.


En détail :

Une brève histoire des mots « sage-femme » et « maïeuticien »

Screenshot Facebook, conversation avec Marie Donzel.png

Sage-homme ? Homme sage-femme ? Maïeuticien ? Accoucheur ? En apparence, pas facile de faire basculer le mot « sage-femme » au masculin ! En tout cas, nul besoin de point médian.

Il arrive que l’on m’interroge sur ce terme lors de formations à l’écriture inclusive que nous organisons régulièrement.

Je vais commencer par rappeler ma dette sur ce point, car j’en garde un souvenir précis. C’est Marie Donzel, Directrice associée au sein du cabinet Alternego et éminente spécialiste d’égalité professionnelle, qui m’a soufflé la réponse en mars 2017, au détour d’une conversation sur Facebook.

« Sage-femme » ou « maïeuticien » ? Itinéraire de mots-pépites.

Quelques années de sociolinguistique ont forgé mes intuitions sur ce que je nomme parfois les mots-pépites. C’est-à-dire des mots dont la trajectoire se révèle riche d’enseignements sur l’histoire de notre société. 

Lorsque Marie m’a donné cette information, mon détecteur de mots-pépites s’est allumé.

Le seul mot de la langue française commençant par « sage » ? Un métier qui existe depuis l’origine de l’humanité et qui est tellement chargé sur le plan symbolique ? Des synonymes baroques comme « parturologue », abscons comme « maïeuticien », ou datés comme « Matrone » ? « Sage-femme » avait tout du parfait mot-pépite.

Cela m’a donc donné envie de rechercher l’itinéraire sociodiscursif de ce terme. Cela fut riche d’enseignements. 

Je vais tenter d’en restituer ici une synthèse.

 

Pourquoi « sage-femme » est-il épicène ?

Si « sage-femme » est un mot épicène, c’est parce que la personne qui aide l’autre à accoucher est la ou le « sage ». En effet, « sage » provient du latin classique sapere qui signifie s’y connaitre en. On en tire notamment l’homo sapiens

Tandis que la femme de « sage-femme » est celle qui accouche. Comme jusqu’à nouvel ordre, les hommes n’accouchent pas, on écrira toujours « sage-femme », que ce soit pour désigner une femme ou un homme qui exerce cette profession. 

Une petite précision : « accoucheur » ou « accoucheuse » ne constitue pas une alternative tout à fait juste à ce terme. En effet, ce métier ne se limite pas à l’accouchement. Il comprend notamment la surveillance de la grossesse, la préparation de l’accouchement. Ainsi que les premiers soins à accorder au bébé nouvellement né.

« Maïeuticien », ou l’échec d’un coup de force langagier mené par l’Académie française

« Maïeuticien » : c’est ce terme qui m’a le plus intéressé dans cette archéologie sémantique.

Dans les débats relatifs à l’écriture inclusive auxquels je participe parfois, la minute « sage-femme » offre souvent un grand moment de contre-attaque argumentative

J’avoue observer avec une certaine délectation la mine renfrognée de celles ou ceux qui brandissent l’exemple de ce mot. Leur objectif : montrer par cet exemple que parfois, ce sont les femmes qui prédominent dans la langue. À tort, elles et ils pensent tenir là l’argument ultime, l’illustration parfaite qu’aucun lien n’existerait entre les inégalités et la langue française. Puisque pour ce terme, c’est le genre féminin qui l’emporterait sur le genre masculin. 

Or, c’est très exactement l’inverse. 

« Sage-femme » constitue en fait un bel exemple si l’on veut démontrer combien l’inconfort dans les mots entraine un inconfort social. Et surtout comment, dans les rarissimes cas où ce sont quelques hommes qui ont pu ressentir cette gêne, alors l’Académie française a su s’en préoccuper. Pour cela, il faut se plonger dans l’année 1982.

Sage-femme : une profession tardivement ouverte aux hommes

En 1982, la profession est ouverte aux hommes. Non pas parce que la société française s’en inquiète. Mais par la régulation communautaire : une directive européenne interdit la discrimination sexuelle et contraint donc les États membres à ouvrir cette profession aux hommes.

En France, bien que les hommes représentent moins de 2 % des professionnel·les sages-femmes, se pose progressivement la question du nom de métier pour les hommes. L’inconfort semble insupportable pour l’Académie française. 

Juin 1984. L’Académicien Alain Peyrefitte s’en émeut dans un texte paru dans Le Figaro, dont il présidait le comité éditorial. Il s’intitule Gouvernement, Académie et féminisme. Il traite comme souvent, de la féminisation des noms.

J’ai beaucoup d’estime pour ce gaulliste et intellectuel de premier rang. Je vous invite à découvrir les extraits de ce plaidoyer avec l’indulgence nécessaire lorsqu’on lit un texte écrit il y a 35 ans. Ils sont rapportés par Bernard Cerquiglini dans Le ministre est enceinte (2018, Seuil) : « l’appellation courante deviendrait risible, dès lors qu’on l’étendrait aux hommes » nous explique très sérieusement l’auteur du Mal français

L’appellation courante deviendrait risible, dès lors qu’on l’étendrait aux hommes.
— Alain Peyrefitte, Le Figaro, juin 1984

Dans ce texte, il propose avec l’assentiment de l’Académie française, le mot de « maïeuticien », en référence à la maïeutique socratique, une méthode de questionnements qui permet d’aider l’autre à faire naître une idée. Rien que cela ! 

Même si le problème est extrêmement mal posé, sa proposition de néologisme semble habile.

Voici que l’Académie propose un nom de métier dont les évocations semblent plus prestigieuses pour un homme que pour une femme. « Sage-femme » pour les femmes, mais « maïeuticien » pour les hommes : il est bien connu que les femmes aident à accoucher de corps, mais que les hommes aident à accoucher d’idées !

Couverture du livre L'Académie contre la langue française

Jamais en reste pour assurer la domination par le langage du masculin sur le féminin, les locataires du quai de Conti persistent et signent. À ce sujet, je vous conseille la lecture de L’académie contre la langue française d’Éliane Viennot, Maria Candea, Yannick Chevalier, Sylvia Duverger et la regrettée Anne-Marie Houdebine, aux éditions iXe. Voici que surgissent de toutes pièces dans la Neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française, les mots « maïeuticien » et son pendant féminin, « maïeuticienne ».

Je me suis d’ailleurs fait la réflexion que l’Académie aurait pu pousser l’audace un cran plus loin. Forte de sa prétention au masculin valant neutre, elle aurait pu aller jusqu’à recommander le même terme de « maïeuticien » pour les femmes et pour les hommes !

D’importantes résistances au mot « maïeuticien »

Si elle ne l’a pas fait, c’est peut-être parce que le mot « maïeuticien » a rencontré d’importantes résistances sociales. 

Au sein même de la profession d’abord. 

De nombreuses femmes ont refusé d’être désignées comme « maïeuticiennes », y compris au sein d’écoles de sages-femmes. Et d’éminents sages-femmes s’estimèrent eux très heureux du vocable habituel. On peut notamment lire cet article relatant un échange avec le premier sage-femme de France, Willy Belhassen. 

Au point où la version en ligne du Dictionnaire de l’Académie française reconnait assez étrangement que « ce terme a été limité par l’usage aux hommes exerçant la fonction de sage-femme ». Tout en proposant le substantif féminin « maïeuticienne ». On ne sait jamais.

maieuticien pour l'Académie française

« Maïeuticien » a aussi largement échoué dans les usages. D’ailleurs, l’aviez-vous déjà entendu dans une discussion ordinaire ? En fait, il est rare que de tels néologismes, véritables coups de force langagiers s’imposent. Surtout, si leur sens n’apparait pas spontanément évident pour le commun des mortel·les. 

L’histoire de la langue fonctionne plutôt à l’inverse : les dictionnaires enregistrent ce qui les précède socialement

Maieuticien introuvable sur le site du CNTRL

Pour cette raison, on ne trouve toujours pas l’entrée « maïeuticien » dans le Larousse. Ni dans le Littré. Ni sur le site du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales. Ni dans la version informatisée du dictionnaire Trésors de la langue française.

Résistances dans la francophonie enfin : au Québec et dans plusieurs pays d’Afrique francophones, on parle parfois à tort, de sage-homme. « Maïeuticien » n’a pas été exporté.

L’échec de « maïeuticien », ou l’illustration que les usages l’emportent toujours

L’histoire des mots « maïeuticien » et « sage-femme » se révèle riche d’enseignements. 

D’abord, celle-ci montre de manière édifiante notre sensibilité aux liens qui régissent discours et société. Même pour les immortel·les, un seul mot manque et tout semble dégradé.

Surtout, la trajectoire du terme « maïeuticien » illustre comment, dans les rares cas où ce sont des hommes qui ressentent cet inconfort, il existe des ressources normatives puissantes pour tenter de le conjurer. Comme l’indique le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes : « À croire que la primauté de l’usage ne s’applique que lorsqu’il s’agit de freiner la féminisation d’un mot masculin. » 

Cette histoire témoigne enfin de la vanité des putschs langagiers. Même l’Académie française et son autorité normative de « gardienne du bon usage » n’y sont pas parvenues. 

Qu’en retenir ? Qu’en toutes circonstances, les usages prévalent !

Pour moi, c’est la meilleure réponse à apporter lorsque j’entends que le langage inclusif constituerait une tentative de forcer la langue, de trahir son évolution naturelle. 

En fait, la vitesse à laquelle l’écriture inclusive se répand témoigne incontestablement de sa légitimité sociale. Son hypothèse fondatrice des liens entre les mots et les inégalités semble juste pour un nombre grandissant de personnes. Les partisan·es de l’écriture inclusive ont déjà gagné la bataille de l’usage ; c’est seulement que leurs adversaires ne le savent pas encore.

« Maïeuticien » : deux enseignements pour installer un mot auprès de ses publics

Et comme nous sommes sur le blog professionnel de Mots-Clés, l’agence de communication éditoriale et d’influence que j’ai fondée, je voudrais terminer ce article par deux enseignements à en tirer à l’adresse de celles et ceux qui veulent faire référence auprès de leur public par leurs mots.

Installer un mot ou une expression auprès de son public n’est jamais chose aisée.

On voit au travers de cette histoire, qu’une première règle est à respecter : si l’on veut installer de nouveaux mots, il faut comprendre les dynamiques sociales et tenter de les accompagner, plutôt que d’espérer s’imposer, quelque soit son autorité. En bref, et Amina Belhadj, notre responsable du Lab’ de Mots-Clés ne me démentira pas, les néologismes sont toujours les fruits de négociations avec l’ordre social.

Les néologismes sont toujours les fruits de négociations avec l’ordre social.

La seconde règle qui se dégage de cet article est simple. : un bon néologisme doit aller de soi.

Elle illustre ce qu’explique l’universitaire Alice Krieg-Planque au sujet de la notion de formule en Analyse du discours. Pour s’installer, les nouveaux mots doivent aller d’eux-mêmes, être aisément compréhensibles par les publics que l’on vise.

Si « maïeuticien » a échoué, c’est sans doute parce que le mot n’évoquait rien d’immédiat. Anne-Marie Houdebine rapporte même qu’il était spontanément associé à la pratique de l’emmaillotage : vous avez dit « mailloticien » ?

Accepter de négocier avec la société et proposer un terme évocateur : voici résumés les deux premiers principes. Nous les utilisons lorsque nous forgeons ou investissons des mots pour le compte d’institutions ou d’entreprises : bien manger, excellence opérationnelle, ou encore écriture inclusive.

Ce n’est pas tout. Dans l’expérience de l’agence Mots-Clés, il y a deux autres dimensions que nous surveillons : la diversité des investissements sociaux potentiels et la stabilité morphosyntaxique du mot. J’y reviendrai dans de prochains articles.

En attendant, si vous voulez en savoir davantage sur nos méthodes, vous pouvez vous intéresser au Design narratif®.