Mais qui a inventé les mots ?

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Souvenir. Moi, 5 ans et demi, demandant à mon papa : «Mais qui c’est qui a inventé les mots ? » Et lui de répondre : «Je ne sais pas, mais c’est certainement un monsieur très intelligent. » Dans ma candeur enfantine, j’imagine un vieux sage à barbe blanche, qui passe son temps penché sur une tablette ou un papyrus à inventer des mots et à les distribuer comme des petits pains.

Aujourd’hui, je suis experte et doctorante en CIFRE dans une agence qui forge des mots pour le compte d’entreprises et d’institutions, et je fais une thèse qui s’intéresse à leur trajectoire (comme quoi, on ne s’éloigne jamais beaucoup de ses véritables préoccupations). Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment certains mots semblent s’imposer dans l’espace public et quelles sont les stratégies d’influence qu’on peut dénicher derrière l’avènement d’un mot qui paraît nouveau. Au-delà de la question de la « naissance » des mots, ce qui nous occupera ici est d’identifier les promoteurs et promotrices, les lanceurs et lanceuses des nouveaux mots qui parviennent à acquérir une forte notoriété. Réflexion en trois idées.

Faut-il croire celles et ceux qui disent « J’ai inventé ce mot ! » ?

Le 25 novembre 2020, sur la page Wikipédia du mot « Collapsologie », on peut lire : « Le mot “collapsologie” est un néologisme inventé “avec une certaine autodérision” par Pablo Servigne, ingénieur agronome et Raphaël Stevens, expert en résilience des systèmes socioécologiques ». Cela signifie-t-il pour autant que ce terme n’existait pas auparavant ?

Lorsque les lexicographes recherchent l’origine d’un mot (vous savez, la petite date parfois mentionnée à côté de la définition d’un mot dans le dictionnaire), ils recherchent ce qu’on appelle la plus ancienne occurrence de ce terme dans la documentation disponible. Mais cette date ne correspond que rarement au moment où le mot a surgi, quelque part dans la bouche de quelqu’un, instant difficilement saisissable. Sans parler du moment où le mot entre dans le dictionnaire et qu’il se trouve ainsi consacré par une instance légitime.

Aucun moyen, donc, de savoir si Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont effectivement « inventé » le mot « collapsologie ». Mais ce n’est pas une façon voilée de les accuser de mensonge : même s’ils ont réellement créé cette unité lexicale, cela ne signifie pas que personne n’y avait pensé avant eux. Bref, le débat sur le temps 0 d’un mot est stérile !

Ce qui est intéressant en revanche, c’est d’analyser cette revendication de parentalité d’un terme et ses conséquences. Car dire qu’on a inventé un mot, c’est s’arroger la primauté de sa définition, donc la manière dont on va cadrer le débat qu’il pose. Et c’est aussi une source non négligeable de bénéfices en termes d’autorité. Le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens aurait-il eu l’impact médiatique qu’il a suscité s’il n’avait pas introduit un nouveau terme ? On peut parier qu’il aurait aisément pu être noyé parmi d’autres publications traitant de fin du monde et de monde d’après… Notamment sur le web, où être positionné dans les premiers résultats de recherche sur des mots-clés porteurs présente un avantage commercial certain.

En résumé : ce qui importe n’est pas d’où vient un mot, mais qui choisit de le porter et d’en faire un porte-drapeau pour sa cause, qu’elle soit sociétale, commerciale ou personnelle. Chez Mots-Clés, nous ne parlons pas pour cette raison de mots « inventés », mais de mots « investis », voire « revendiqués » et plus rarement « forgés ». Alors, on pourra commencer à comprendre comment certains mots s’imposent sur le devant de la scène.

Quelques rampes de lancement bien identifiées.

Qui est derrière la réussite de certains mots nouveaux ? Panorama de quelques acteurs et actrices récurrents de la trajectoire des mots à succès.

 

Les chercheur·es

La recherche est, par définition, un lieu de créativité lexicale : puisque les scientifiques découvrent, innovent et repoussent les limites de la connaissance, il est logique que les chercheur·es aient régulièrement besoin de mots nouveaux. Citons, parmi les mots qui sont sortis du jargon scientifique et arrivés aux oreilles du grand public, « fab lab » revendiqué par le MIT, ou « chatbot » lancé par Michael Maudin, chercheur et fondateur de Lycos. Ce qu’on remarque, c’est que pour accéder à des espaces de discours hors du champ scientifique, le terme doit véhiculer de nouveaux usages ou vulgariser un ensemble d’idées (comme « collapsologie ») : il doit aller au-delà de la stricte innovation technique ou conceptuelle.

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Les mouvements politiques alternatifs ou de contre-culture

« On ne fait pas de révolution sans changer de vocabulaire ! » Que ce soient les mouvements queers, altermondialistes ou anarchistes, chaque groupe qui aspire à changer le monde possède son propre vocabulaire. Ici, c’est le caractère subversif de certains termes qui favorise leur réappropriation par les acteurs du monde économique : en effet, pour se démarquer de la concurrence et attirer l’attention, quoi de mieux qu’un mot susceptible de faire polémique ?

Par exemple, le vocabulaire de la culture hacker a été repris par les entreprises et les institutions, qui organisent volontiers des hackathons open source pour créer des prototypes à destination de bêta-testeurs ; paradoxalement, une fois le terme sorti de son contexte underground et inclus dans le giron de la sphère marchande, il perd tout caractère subversif et devient parfaitement consensuel. Il devient une manière de s’encanailler à peu de frais, et finit parfois par faire repoussoir.

 

Les linguistes corporate et institutionnel·les

Il y a des linguistes même là où on ne s’y attend pas : l’OMS par exemple, pilote un organe de terminologie, chargé de nommer les virus et les maladies — comme le Covid-19 (chez Mots-Clés on dit le Covid...). Côté institutions, en France, nous avons la Commission d’enrichissement de la langue française. C’est l’organe qui s’occupe de formuler des recommandations pour l’usage des termes. La création lexicale répond ici à une logique politique. C’est aussi cette Commission qui propose régulièrement des alternatives aux anglicismes. Problème : hormis quelques belles réussites (comme « covoiturage » pour « carsharing », infox pour « fake news » ou « courriel » pour « email »), les termes proposés sont assez rarement adoptés par le grand public… Il y a plusieurs raisons à cela : les recommandations viennent souvent trop tard, alors que l’usage d’un anglicisme est déjà préféré ; ou bien, l’usage d’un nouveau terme pose problème à un niveau discursif. Par exemple, « jeune pousse » est rarement utilisé par les startuppers, qui baignent dans un environnement international, où l’utilisation d’un terme francophone à la place du très répandu « startup » présenterait un coût certain

 

Les consultant·es, expert·es et autres commerçant·es d’idées neuves

Si Mots-Clés en a fait son cœur de métier, il n’est pas rare que les consultant·es proposent des mots pour donner corps à leurs méthodologies et autres innovations économiques. Ainsi des méthodes agiles, de l’excellence opérationnelle ou encore de l’exemple idéaltypique qu’est la disruption. Propulsé par Jean-Marie Dru, chairman de TBWA, dans les années 1990, le terme est repris par l’économiste Clayton Christensen quelques années plus tard avec une définition concurrente, assurant ainsi sa circulation dans le monde de l’innovation. Aujourd’hui, vous n’en pouvez plus d’entendre parler de disruption et vous trouvez que ça ne veut plus rien dire ? C’est normal. Mais c’est justement parce que le terme se prêtait dès le départ à cette polysémie qu’il a pu être repris aussi largement. La rançon du succès.

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Les mots, terrains et fruits de négociations

Pour gagner en justesse, ajoutons ici que le succès d’un mot est avant tout le fruit d’une dynamique collective : un mot ne « réussit » pas tout seul dans son coin.

Ce qui désamorce définitivement le mythe de l’Inventeur de mots, c’est que les mots émergent, se forgent, agrègent des points de vue et des significations concurrentes, se consolident dans leur circulation de discours en discours. Les chercheur·es en Analyse du discours connaissent bien cette idée, au cœur des préoccupations de la discipline. Évoquons la notion de déjà-dit, proposée dès les années 1930 par le linguiste russe Mikhaïl Bakhtine et reprise par les analystes du discours aujourd’hui. Bakhtine avance qu’aucun mot n’est neutre, vierge de toute connotation : chaque mot utilisé est chargé d’un déjà-dit, d’une mémoire collective qui charrie représentations et présupposés, faits de tous les contextes discursifs où le mot a circulé. C’est ce qu’on appelle le dialogisme.

Partant de là, il est plus juste de parler de circulation et de réinterprétation des mots, que de naissance et d’invention. Les mots émergent, se forgent, se consolident, disparaissent un temps, réapparaissent ailleurs, circulent dans et par une dynamique discursive, c’est-à-dire collective. Leurs utilisations et leurs sens sont ainsi négociés entre les personnes. Un mot qui a réussi est donc un mot qui a fait consensus au sein d’un espace de discours donné, parce qu’il a pu agréger les différents intérêts et points de vue sur un sujet. Prenons l’exemple de « chatbot » ; si vous vous amusez à fouiller dans la section « Discussion » de l’article Wikipédia correspondant, vous pourrez constater que la page a changé de nom plusieurs fois au cours de l’année 2019. « Assistant personnel », « assistant conversationnel », « chatterbot » ou la francisation « dialogueur », ont pu tour à tour être proposés comme variantes. Au terme d’âpres négociations sur le mot à adopter, « chatbot » semble finalement avoir gagné la bataille : c’est le mot qui a finalement fait consensus parmi les Wikinautes. Du moins, jusqu’au prochain round de négociations.

L’enjeu, si vous cherchez le mot magique, n’est donc pas tant d’inventer le bon terme, que de mettre ses deniers sur le bon cheval : quel est le mot qui vous fera exister  au sein de votre marché  ou  pour vos publics ? Quel est le mot qui fera finalement consensus ?

C’est donc votre habileté à la négociation sémantique, votre compréhension des mécanismes de construction de l’autorité qui est la composante essentielle de votre force performative. On comprend mieux le credo de Mots-Clés : le discours n’est pas un instrument de l’influence, mais le lieu de l’influence.

À la question « mais qui a inventé les mots », la meilleure réponse est probablement : nous tous et toutes ! Et le vieux monsieur à barbe blanche n’a qu’à bien se tenir.