Covid-19 : quand nommer une pandémie relève d’une bataille politique

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Vous avez probablement eu vent du débat autour du genre de la maladie : « le » ou « la » Covid ? Ce n’est pourtant que la dernière étape d’une longue série de luttes d’influence autour de la dénomination « Covid-19 ». De Trump à l’Académie française, en passant par l’Organisation Mondiale de la Santé, voyons comment le « nouveau coronavirus » est devenu « Covid-19 » au fil de l’année 2020. Et vous ? Vous dites toujours coronavirus, Covid ou Covid-19 ?

 

Avant le Covid-19, ce virus lointain et inconnu (décembre 2019 — janvier 2020)

Retournons à l’époque où le Covid-19 n’est pas encore le Covid-19, mais, pour l’immense majorité de la planète, une maladie provoquée par un virus lointain et mystérieux.

Côté scientifique, la première dénomination du virus (et non de la maladie qu’il engendre) fut « 2019 nCov ». Face à l’urgence, le Comité international sur la taxonomie des virus (ICTV), qui classe et étiquette les espèces virales, a dû trouver une appellation provisoire. C’est seulement lorsqu’on possède suffisamment d’informations permettant de caractériser le phénotype d’un virus, qu’on peut le nommer en fonction de sa parenté avec d’autres virus voisins. C’est ainsi que nous avons abouti à la dénomination « SARS-CoV-2 », qui met en évidence la parenté du virus avec le SARS-CoV, à l’origine du syndrome respiratoire aigu sévère (SARS, ou SRAS en version francisée) et responsable d’une épidémie en 2002. 

On pourrait croire qu’il s’agit d’une manière tout à fait courante de nommer les virus… Pas vraiment. 

En 2003, le SARS (la maladie) a été nommé avant le virus qui le cause (le SARS-CoV), ce qui est exceptionnel puisque la plupart des virus découverts depuis des décennies ne sont pas liés à la découverte simultanée d’une maladie. Et l’on aurait pu finir avec une tout autre piste : le 8 février, la Chine annonçait dans un coup de force linguistique que le virus serait désormais nommé « Nouvelle pneumonie à coronavirus » (Novel Coronavirus Pneumonia, ou NCP). Raté.

2019 nCov, NCP ou SRAS-CoV-2… Des appellations bien trop ésotériques pour les médias grand public, qui se sont empressés de l’affubler d’adjectifs et compléments plus éloquents. Ainsi, entre décembre 2019 et février 2020, la presse nomme prioritairement le virus en fonction de son origine : 12 des 50 premières occurrences sur le terme « virus » dans la rubrique Actualités de Google sur ces dates, sont liées à l’origine géographique. Le Parisien titre par exemple « Virus chinois : deux cas d’infection à Paris, un autre à Bordeaux », tandis que Courrier international se veut plus spécifique avec « Ce que l’on sait du virus de Wuhan ». 

Les autres cooccurrents (mots qui apparaissent à proximité immédiate du mot que l’on étudie) fréquents de « virus » renvoient à son caractère inédit ou à ses effets, avec plus ou moins de sensationnalisme : « virus de la mystérieuse pneumonie » (Ouest France), « virus meurtrier » (Midi libre), « le mystérieux virus » (Le Journal du dimanche), « nouveau virus proche du SRAS » (Libération) ou encore « nouveau coronavirus » (L’Express).

À ce stade, le lexique utilisé est fourmillant : la terminologie scientifique à peine stabilisée n’est qu’une des nombreuses variantes disponibles pour nommer un virus encore peu connu.

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Nommer la maladie : une bataille politique (à partir de février 2020)

En février 2020, Donald Trump encensait la gestion de crise chinoise, et proposait même son aide au Président Xi Jinping pour endiguer ce « coronavirus ». Mais en mars, changement de ton : la locution « virus chinois » est prononcée par Trump plus de 20 fois entre le 16 et le 30 du mois. Ce revirement s’explique par des raisons politiques : en février le Président américain minimisait les conséquences possibles d’une épidémie par crainte de mettre en danger sa réélection. Mais en mars, l’épidémie est bien là. Le bouc émissaire à blâmer pour ce « virus étranger » semble tout trouvé. Et l’argument de bon sens, naturalisant l’appellation, aussi : « non, ce n’est pas du tout raciste, du tout : c’est le virus chinois, car il vient de Chine. Je cherche simplement à être précis », explique le chef d’État. 

Côté OMS, l’enjeu est différent : conserver son éthos de neutralité. Le 11 février 2020, le l’Organisation Mondiale de la Santé a tranché. La maladie provoquée par le SARS-CoV-2 s’appellera donc COVID-19, acronyme d’origine anglophone qui contracte « coronavirus disease 2019 ». 

Depuis 2015, le Comité international sur la taxonomie des virus dispose d’une nomenclature très précise sur la dénomination des maladies. 

Sans entrer dans le détail, on notera que les critères du Comité sont aussi bien scientifiques que politiques. Parmi ces derniers, il est explicitement demandé de ne pas inclure de noms de pays, de nationalités, de personnes, ni d’animaux, ni aucune référence culturelle : il s’agit de ne pas « stigmatiser » une population ou un secteur économique, car cela peut avoir des « conséquences sérieuses pour la vie des personnes et leurs modes de vie ». On se souvient ainsi de la grippe porcine, qui avait conduit des États à interdire les importations de porc alors même que la maladie ne se transmettait pas par les porcs. Ou encore du MERS (« Middle East Respiratory Syndrome », « Syndrome respiratoire du Moyen-Orient ») issu d’un coronavirus ayant sévi en 2012, stigmatisant la population du Moyen-Orient. C’est sans doute pour éviter les tollés politiques que « COVID-19 » est ainsi aseptisé. Et peut-être pour nous préparer à des Covid-34, 46, 52….

Au revoir, donc, « virus chinois », et place à la dénomination de « COVID-19 ». Nous sommes ici en présence d’un néologisme qui a réussi : pour preuve, les résultats sur Google Trends à partir de février 2020, attestant de son entrée dans les usages courants.

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Pourquoi ? Trois raisons principales au succès de Covid-19 : 1) une réaction rapide venant d’une autorité compétente et reconnue (l’OMS), 2) un nom facile à dire et à mémoriser, 3) un nom qui prend en compte les facteurs politiques et sociaux.

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Le ou la Covid : quand l’Académie française épuise un peu plus son autorité (mai 2020)

Le 7 mai 2020, un nouvel acteur se joint à la bataille de mots autour du Covid. L’Académie française, qui se veut la gardienne du « bon usage de la langue », publie un communiqué : il faudrait dire « la Covid », car c’est une maladie. Or, les usages sont déjà bien installés, et en France, le masculin s’est imposé dans la presse et chez les locuteurs et locutrices « ordinaires », comme vous et moi. 

Pourquoi un tel délai pour communiquer sur une norme linguistique ? Si l’on regarde outre-Atlantique, les autorités québécoises ont été plus réactives. Dès mars, les linguistes-terminologues de Radio-Canada recommandent l’usage du féminin, suivi·es par l’Office québécois de la langue française. Par conséquent, il semblerait que la motivation principale de l’Académie française est à chercher du côté de la réaffirmation d’une autorité discursive plutôt que d’une réelle volonté d’influer sur les usages des citoyenne·es français·es… À moins que l’institution historique, qui ne voit siéger aucun·e linguiste, ne surestime la portée pragmatique (c’est-à-dire, effective, au-delà du discours) de sa parole. Son communiqué n’a à ce jour, pas grandement modifié les usages des locuteurs et locutrices en France, comme l’atteste la fréquence comparée des occurrences de « le covid » et « la covid » :

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Quant au masculin, est-il vraiment fautif ? Pas si sûr. Interrogée par France Culture, la lexicologue Sandrine Reboul-Touré l’explique par ce qu’on appelle la motivation linguistique : on dit le Covid, car on était habitué·es à dire le coronavirus. Et puis, la préconisation de l’Académie entre en concurrence avec d’autres possibilités. Par exemple, on repère que les anglicismes français prennent le plus souvent le genre masculin (un sandwich, un job, un week-end…). Alors, le ou la Covid : à vous de voir si vous préférez suivre la lettre ou l’usage.

Moralité : une fois un usage linguistique enraciné, difficile il sera de le déloger !


Ce que nous apprend « Covid-19 », en trois faits :

  • Le terrain de jeu politique sino-américain fut cette année sémantique.

  • L’Académie française a manqué une bonne occasion de se taire.

  • L’OMS aussi a des linguistes !