Langage clair au sein des institutions : une notion dépassée ?

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« Langage clair » : la notion semble parler d’elle-même. Face au langage jargonneux, abscons, complexe des administrations, il suffirait de prôner la clarté, mot magique qui abolirait enfin les barrières entre des institutions condescendantes et des usagères et usagers ignorant·es. Mais est-ce si simple ? Le langage parfaitement clair existe-t-il ? Retour sur une notion devenue mot d’ordre dans les institutions publiques*. 

Temps de lecture : 6 minutes 

Le langage clair, qu’est-ce que c’est ?

La simplification du langage administratif comme mot d’ordre

L’injonction à la clarté du langage est apparue dans les administrations françaises au début des années 2000. C’est en effet avec la réforme de l’État que le mot d’ordre de « simplification du langage administratif » a vu le jour. On a alors vu fleurir des expressions clés, liées à ce nouvel impératif : « accessibilité », « clarification », « transparence »… En 2001, la création du Comité d’Orientation pour la Simplification du Langage administratif (COSLA) concrétise les différentes directives données en ce sens. Il s’agit de lutter contre le jargon administratif, hermétique et peu accessible au grand public, pour deux types de supports principalement :

  • Les dossiers et formulaires administratifs, afin qu’ils puissent être correctement remplis.

  • Les courriers de notification, afin que les usagères et usagers comprennent les actions attendues.

Dès 2001, ont ainsi débuté des travaux de refonte des correspondances administratives. Le COSLA a ensuite fourni plusieurs outils aux agent·es des administrations pour écrire leurs supports : un guide de rédaction, un lexique d’expressions techniques avec leurs définitions accompagnées d’alternatives plus simples, et même un logiciel d’aide à la rédaction. 

Le langage clair comme outil d’accessibilité et d’efficacité administrative

Comme l’explique la chercheuse Alice Krieg-Planque*, cette simplification du langage administratif intervient dans un contexte où il remplit deux visées différentes, mais complémentaires. 

Premièrement, dans une démocratie, accessibilité du langage rime avec de la citoyenneté, un bon usage. Il s’agit d’endiguer le phénomène de non-recours aux droits en permettant l’accès pour tous et toutes à une information transparente. On peut y rattacher les mots d’ordre qui tournent autour des notions d’inclusion et celle d’accessibilité, qu’elle soit matérielle ou cognitive. 

Deuxièmement, un langage clair, c’est aussi un moyen de rendre l’administration efficace : accélération des démarches, évitement du travail inutile, gain d’argent. Elle s’inscrit donc au sein de la « démarche qualité » dans les services publics, préconisée dans la RGPP (Révision générale des politiques publiques), et il n’est pas difficile de faire le lien avec les politiques néolibérales de réforme de l’administration pour y introduire des standards et méthodes du privé.

La rédaction en langage clair est d’ailleurs devenue un marché à part entière. De nombreuses agences déclarent en être spécialistes ; il suffit d’entrer le terme sur Google pour s’en convaincre.

Un langage simple, dans un monde simple… Ou pas vraiment.

Il parait difficile d’être en désaccord avec les postulats du « langage clair » : qui ne veut pas contribuer à la bonne marche de la démocratie ? À l’efficacité des administrations ? En effet, les intentions sont bonnes car l’enjeu de faciliter les échanges entre administrations et citoyen·nes est réel, et à première vue, le remède paraît approprié. Mais lorsqu’on le regarde à travers une perspective critique, plusieurs questions se posent. Voici trois problèmes que pose la notion de langage clair.

1. Le flou, un produit naturel de la langue

Comme le souligne Alice Krieg-Planque, l’utopie d’une langue limpide et univoque est ancienne. De nombreuses langues, comme l’espéranto, ont été construites avec l’idée vectrice de proposer un langage clair, où il n’y aurait pas d’ambiguïté, où aucun mot n’aurait le même sens qu’un autre, où aucun quiproquo ne serait possible. Or, ce n’est jamais le cas des langues réelles : une langue vivante se renouvelle, s’enrichit, et finit toujours par créer des zones de flou. Synonymes, homonymes, sens littéral versus sens métaphorique, jargons… La langue en usage est une langue qui est tout sauf simple et claire. 

On pourrait aller plus loin — cette fois-ci, c’est moi qui extrapole. Dans 1984, Orwell imagine une société future dictatoriale, où même la langue serait contrôlée. On y parle « novlangue » : une langue construite censée à terme remplacer l’anglais standard, et dont la particularité est de comporter le strict minimum de vocabulaire. Le but : éliminer non seulement toute expression dissidente, mais aussi toute pensée qui irait à l’encontre de l’idéologie du régime. Car si l’on n’a pas de mots pour penser quelque chose, alors la pensée elle-même ne peut émerger… 

Bien que cet argument se fonde sur une théorie linguistique existante (dite hypothèse Sapir-Whorf, qui postule l’influence du langage sur la pensée), il faut préciser que celle-ci est encore débattue, voire en grande partie réfutée. Donc la novlangue restera probablement au rang de fantasme de dictateur… Mais je m’égare. Si l’on revient au langage clair, on voit bien qu’une langue parfaitement univoque est une utopie, voire une utopie délétère. La transparence complète n’existe pas, et si elle existait, elle serait probablement le résultat d’une langue normée à l’excès. 

2. Les guides de langage pris entre normativité et simplicité

En parlant de norme, un autre problème se pose avec le langage clair : comme l’explique encore Alice Krieg-Planque, certains guides de langage clair confondent norme et simplicité. L’idée étant qu’en respectant la norme (parler bien), on se fera mieux comprendre (parler clair). Or les linguistes savent bien qu’un tel rapprochement n’est pas tout à fait juste.

On peut par exemple facilement imaginer une phrase grammaticalement fausse (« Moi vouloir manger. ») plus facilement compréhensible qu’une phrase grammaticalement juste (« Je souhaiterais, dans une optique tout à fait égoïste et sans me soucier de la présente caméra braquée sur moi pendant cette réunion utilisant le logiciel nommé Zoom installé sur mon ordinateur par le cousin de la sœur de mon grand-père, me nourrir, si cela vous sied »).

Une autre opposition est possible entre idéal de clarté et volonté d’inclusion. Certain·es jugent par exemple que l’écriture inclusive est peu lisible, notamment par les personnes présentant des troubles dys (dysorthographie, dyslexie, dyspraxie), et la bannissent pour cette raison de leurs chartes de langage. Or, c’est loin d’être une évidence : quand on interroge les personnes dyslexiques et les associations de soutien aux personnes Dys, il en ressort une diversité d’opinions sur le sujet. (Parenthèse : pour en savoir plus sur le lien entre troubles dys et écriture inclusive, c’est par ici. Et pour comprendre ce qu’est l’écriture inclusive et pourquoi elle ne se résume pas au point médian, c’est par là.)

Moralité : demander l’avis aux personnes concernées avant de formuler des règles d’écriture !

3. Un langage clair… Mais pour qui ?

Quand on parle de langage clair, on parle d’un langage qui serait compréhensible pour toutes et tous. Or, comme démontré ci-dessus, il n’existe pas de langage parfaitement univoque. Et cela est aussi dû au fait qu’il n’existe pas d’usager ou d’usagère identique : « parce qu’il n’existe pas un public, mais des publics, ce qui est simple, clair et suffisant pour un public donné ne l’est pas nécessairement pour un autre »*.  

Pour pallier cela, les guides de langage clair se fendent souvent d’une partie ou d’un paragraphe sur la nécessité d’adapter les recommandations à la cible. Dans le guide de style de l’OCDE, on peut ainsi lire :

« Tout d’abord, pensez à vos lecteurs. Qui sont-ils ? Que voulez-vous leur dire ? Quelles sont les différentes façons pour eux de vous lire ? Lesquelles sont les plus adaptées ? »** 

Ce sont des conseils tout à fait pertinents. Mais est-ce suffisant ? Se mettre à la place de sa cible suppose de bien la connaitre ; or, ce n’est pas toujours le cas… Comme avec l’exemple de l’écriture inclusive, comment se mettre à la place de personnes dyslexiques quand on n’est pas dyslexique ?

Nous venons de voir que le langage clair présente des limites, qu’on peut finalement résumer à une question principale : comment faciliter la compréhension de la communication institutionnelle alors qu’il n’y a ni langage transparent ni public unique ?

Du langage clair à l’UX Writing : quand la clarté devient une affaire d’usages

Le langage clair présente des limites, mais il a le mérite de poser les bons enjeux. Comment rendre la communication institutionnelle plus accessible ? Comment mieux se faire comprendre des usagers et usagères ?

Chez Mots-Clés, agence de communication éditoriale et d’influence, nous traitons ces enjeux par une méthodologie appelée l’UX Writing, ou écriture centrée sur l’expérience des utilisateurs et utilisatrices. 

Loin de moi l’idée de vous faire la publicité d’une solution miracle pour atteindre une totale liberté de pensée cosmique vers un nouvel âge réminiscent limpidité d’expression. Sinon je serais obligée de me contredire (rappel : le langage transparent n’existe pas)… 

Je pense toutefois, pour en avoir fait l’expérience lors de plusieurs missions, que l’approche de l’UX Writing permet d’aller un cran plus loin, car celle-ci intègre les usager·es dans le processus. Pour le résumer en une phrase : au lieu de se dire « comment se mettre à la place de mon lecteur », on lui demande directement !

Les missions d’UX Writing suivent ainsi trois étapes :

  1. Une première étape d’audit des contenus existants : cela permet de situer les contenus de l’institution par rapport aux objectifs de communication que celle-ci se donne.
  1. Une deuxième étape de prototypage et tests : ici, on propose un prototype — c’est-à-dire un contenu réécrit et maquetté pour tester les différentes idées d’amélioration (les fameuses idées qu’on a eues en se mettant à la place des usager·es). Puis on organise des ateliers pour soumettre les contenus à l’avis de ces derniers et dernières : c’est la valeur ajoutée principale de l’UX Writing.

    Un petit exemple dans une mission récente. Une usagère me fait remarquer qu’elle aurait souhaité voir apparaître un terme supprimé par nos soins, car jugé jargonneux ; selon elle, il s’agissait d’un terme central, auquel le public visé par le document testé devait s’habituer.

    Nous avons alors réintégré ce terme accompagné d’une reformulation. Il s’agit d’un détail parmi une foule d’autres observations auxquelles bien souvent on ne s’attend pas, et qui permettent d’aboutir à des documents vraiment adaptés à leur cible.

  1. Une dernière étape où l’on crée un document de cadrage, charte, guide de style ou de langage, adapté à l’institution pour laquelle on travaille et qui intègre les enseignements précédemment collectés.

Envie d’en savoir plus sur la démarche d’UX Writing ? Vous pouvez télécharger l’étude UX Writing que j’ai réalisée sur le parcours utilisateurs et utilisatrices de Back Market.

* Cet article s’appuie en grande partie sur un travail d’Alice Krieg-Planque, chercheuse en analyse du discours à l’UPEC : Krieg-Planque, Alice. « Quand la communication publique travaille son expression. Les administrations à la recherche d’un “langage clair” », Politiques de communication, vol. 14, no. 1, 2020, pp. 3-34.

** Guide de style de l’OCDE, Troisième édition, 2015, p.18, en ligne : https://www.oecd.org/fr/apropos/editionsocde/Guide-de-style-OCDE.pdf