Qanon : genèse d’un monstre de post-vérité

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Quelle est cette bête que vous entendez gémir au loin, depuis quelques années? Elle exsude des termes affreux, de cercles de pédophilie, de sacrifices humains, de conspiration générale de toutes les institutions, séparant les sachant·es des moutons… Toujours en périphérie du discours dominant, elle s’y installe confortablement — à tel point que, gourmande, elle commence à sourdre dans le débat public, et à menacer sérieusement ses équilibres, jusqu’au Capitole américain. Entreprenons ensemble d’identifier les mécaniques de langage qui ont favorisé sa prolifération : nous commencerons alors à lui enlever ses dents.

Quelques repères historiques

Nous sommes en 2017, sur les plateformes les moins contrôlées et les plus extrêmes du net Américain — 4chan, 8chan, 8kun. Y prolifère un certain nombre d’as de l’intrigue, qui sous couvert d’anonymat se font passer pour des personnes haut placées dans les instances gouvernementales, ajoutant à leur pseudo le suffixe « anon », pour anonyme.

Une figure émerge, portée par un collectif opportuniste : « Q Clearance Patriot », ou « Q », qui prétend être une figure éminente de la hiérarchie militaire, commence à abreuver ces réseaux de frange de messages obscurs. « Q Clearance », ou le « Patriote » ferait donc fuiter des informations de première importance. La locution « QAnon » se solidifie pour parler de la communauté qui s’en empare.

Ces messages alternent entre des questions ouvertes, des prédictions vagues, certaines plus précises (dont aucune ne s’est réalisée à ce jour). Les codes sont plus ou moins explicites : « HRC » désigne manifestement Hillary Rodham Clinton, le reste est plus difficile à déchiffrer. Après plusieurs dizaines de messages, voici la thèse qui émerge : les États-Unis — et le monde — sont régis par une cabale pédophile et sataniste qui en contrôle toutes les plus grandes instances. Les raisons du succès ? Un savant mélange de discours divinatoire et de rhétorique sectaire, dans un monde de post-vérité.

 QAnon s’extrait du lot et devient un métacomplot

QAnon : des relents de Nostradamus. Les messages de « Q » sont volontairement cryptiques — du grec kruptikos, propre à dissimuler — au sens propre, « ce qui vit dans une grotte ». Ici : «caché, difficile à déchiffrer ». « Q » utilise volontiers des acronymes, des amputations grammaticales et des chiffres sans contexte, ce qui produit deux effets :

  • Ses prédictions erronées, loin de détruire la crédibilité du discours, deviennent des erreurs d’interprétation ;

  • Une communauté de «QAnon researchers », les commentateurs et commentatrices des messages de « Q », émerge.

Ce genre de discours public, mais dont le sens est caché au profane, a toujours suscité un vif intérêt. Nostradamus (1503 - 1566) ne faisait pas autre chose, quand il mélangeait dans les centaines de quatrains de ses Prophéties (1555) du latin, du grec, du français moyen et du provençal. Quatre siècles et demi plus tard, ses exégètes continuent de lui attribuer la prédiction d’événements majeurs, de la mort de la princesse Diana aux attentats du 11 septembre 2001.

La force de ce type de discours est justement sa dimension ludique et interprétative, qui laisse miroiter un sens caché, une clé de compréhension unique pour tout l’organe social, à portée de main. Le phénomène psychologique sous-jacent s’appelle l’apophénie, ou la tendance à attribuer un sens particulier à des événements banals en établissant des rapports non motivés entre les choses. Ce n’est pas la seule innovation de QAnon, cependant.

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Émerger dans un monde habitué du complotisme

Nombre de théories conspirationnistes ont émergé à travers les siècles : Illuminati, négationnisme, jusqu’au doute jeté sur la forme de la Terre et du pas sur la Lune. La force de QAnon, c’est sa capacité à agréger et assimiler tous les autres complots. Pablo Maillé, pour nos ami·es d’Usbek & Rica, parle de « méta-complot » : la thèse centrale de QAnon est stabilisée autour de la gouvernance du monde par des satano-pédophiles. Cela permet tout : les élites en question ont-elles fait tuer Kennedy ? Et Martin Luther King ? Et Jeffrey Epstein ? Provoqué le coronavirus pour faire tomber Trump ?

C’est un « méta-complot » parce qu’il est compatible avec tous les autres, ce qui dope sa force de coercition. Sur la base des messages de Q, un réseau s’étend, qui finit par englober tout un ensemble d’instances de pouvoir liées au « Deep State », dont notamment « le couple Obama, la famille Bush, le Vatican, Disney, Hollywood, la CIA et bien d’autres encore ». Tout le monde est impliqué, il s’agit seulement de savoir comment : un rêve ultime d’apophène.

En grandissant, QAnon se pare des attributs d’une secte

Reprenons quelques éléments qui caractérisent les sectes selon la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance contre les dérives sectaires), en particulier les points concernant le langage : la publication de documents ayant l’apparence d’un caractère officiel dénigrant certains services publics, le recours à un discours antisocial ou antidémocratique et l’adoption d’un langage propre au groupe. Sur ce dernier point, on tape dans le mille. QAnon charrie tout un vocabulaire, savant mélange de prises de paroles de Trump lui-même (dénommé «Q+» dans le jargon local) et de Q ...

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Petit florilège de dénominations mystiques

The Storm (La Tempête). Donald Trump, posant pour une photo avec son État-major, a une formule cryptique : «Peut-être que ceci est le calme avant la tempête» (« Maybe this is just the calm before the storm »). Cela donnera son titre au premier «thread» (suite continue de messages autour d’un même thème) de Q. Pour QAnon, The Storm désigne le moment où Donald Trump et ses allié·es procèderont à l’arrestation systématique du « Deep State » et révèleront au monde la cabale satano-pédophile.

The Great Awakening (Le Grand Éveil). Il s’agira de la prise de conscience et de la rébellion de la population entière après la Tempête.

Q Drops, Crumbs, The Map, The Plan. Les Q Drops désignent les « lâchers» d’information de la part de Q et consorts. Le vocabulaire utilisé ici est militaire, en référence au statut supposé de Q dans l’armée américaine. Les informations glanées dans ces «Q Drops» et dans tous faits et gestes de Trump constituent des « Crumbs », ou miettes : terme qui vient vraisemblablement de l’expression « follow the breadcrumbs », « suivre les miettes» ou remonter à la source, issu du conte du Petit Poucet. Exemple : chaque correspondance entre Trump et le chiffre 17 est scrutée avec soin (Q est la 17e lettre de l’alphabet). Une correspondance serait sans nul doute une nouvelle «miette ». En tirant les liens entre chaque « Crumb », on obtiendra «the Map / the Plan », schéma fuyant et mystérieux que Donald Trump et ses allié·es sont en train d’accomplir.

«Where We Go One, We Go All. » L’illustration des phrases et locutions qui se solidifient et viennent faire rituel, s’affichant sur les réseaux sociaux, sous la forme de mèmes, posts, tweets et hashtags.

QAnon, une proposition de discours constituant alternatif ?

Structurellement, QAnon fait de toutes les instances de savoir et d’autorité l’ennemi, en tant que part, soutien ou appui du « Deep State ». Ce qui signifie que l’autorité des institutions reconnues, qu’elles soient scientifiques, de la presse ou de l’État, est contestée, et donc ne constitue plus un critère de vérité.

La notion de discours constituant formulée par Dominique Maingueneau peut nous aider à comprendre les ressorts qui légitiment les dires de QAnon. Comme l’explique Thierry Guilbert, un discours constituant est celui qui « crée et valide sa propre vision du monde et ses propres préconstruits tout en faisant valoir qu’il tient cette légitimité d’une “Source” qu’il serait le seul à pouvoir énoncer. » QAnon s’autolégitime ainsi, en alimentant la machine par des propos qui n’ont de sens qu’à l’intérieur d’un système qu’aucune source extérieure ne peut venir étayer.

Partant de là, on pourrait voir QAnon comme une tentative de redéfinir les bases du discours, en proposant un discours constituant alternatif, basé non pas sur une rationalité scientifique, mais une vision du monde propre, peuplée de chimères mystico-apocalyptiques. La seule légitimation possible d’un tel discours est une autolégitimation, une « boucle légitimante » : les faits sont interprétés à l’aune de leur correspondance à la matrice générale, qui n’est, elle, jamais questionnée.

On le constate chez QAnon : une fois admise la cabale pédo-satanique, le bon sens rend toute chose possible, y compris les liens avec des conspirations pourtant initialement lointaines. Le seul critère d’acceptation d’une nouvelle théorie est le sentiment de justesse de la communauté vis-à-vis d’elle-même : et voilà comment s’établit la certitude dans un monde de post-vérité. Et le monde dépeint par les adeptes de QAnon entre à toute vitesse en collision avec le nôtre. Des mouvements associés à QAnon ont fleuri ces derniers mois sur les réseaux sociaux européens, et en marge de manifestations. Aux États-Unis, la tendance prend plus d’ampleur encore, avec l’élection de Marjorie Taylor Greene, (ex-)disciple de QAnon, à la Chambre des représentants. Un nombre préoccupant d’actions violentes ont été fomentées par les supporters de QAnon, perturbant la vie sociale aux États-Unis. Une solution : œuvrer pour une éthique du langage, c’est-à-dire un examen critique de la prise de parole et de ses implications morales.


Finalement, ce qu’on peut retenir :

  • Le succès de QAnon résulte de sa position au centre de plusieurs stratégies d’influence.

  • Pour entrer dans la post-vérité, il suffit de proposer un discours constituant alternatif.

  • Pour s’en dépêtrer, il faut sans doute entreprendre un peu d’éthique du langage.