5G, ou l’itinéraire d’une controverse technologique

5G.jpg

Vous avez un vague souvenir de déclarations choc à propos d’Amish et de lampe à huile, mais ne savez toujours pas vraiment ce qu’est la 5G ? « Technologie clé 2020 » pour le ministère de l’Économie, « réseau sans fil de prochaine génération » qui repose sur 8 exigences techniques pour Thales, « cinquième génération des standards pour la téléphonie mobile [qui] succède à la quatrième génération » pour les contributeurs et contributrices Wikipédia… Tout cela ne nous avance pas beaucoup. Faisons un peu d’archéologie discursive pour tenter d’y voir plus clair.

5G : comment une dénomination floue a permis de structurer un vaste consensus mondial (2012-2019)

Février 2013 : la commissaire européenne Neelie Kroes annonce un investissement de 50 milliards d’euros sur la recherche pour la 5G. Alors que l’Europe vient à peine de découvrir les avantages de la 4G, on parle déjà de la suite. Et pour cause : l’acronyme 5G désigne la cinquième génération de technologies de réseau sans fil. Comme les web 1.0, 2.0 et compagnie, l’idée de continuité, et celle de progrès, transparaissent dans cette dénomination emblématique de l’« ère numérique ». 

Mais comment distingue-t-on une technologie 5G d’une technologie qui ne l’est pas ? Il y a bien une norme. Son petit nom, c’est IMT-2020 (pour International Mobile Communications 2020). Arrêtée par l’Union Internationale des Télécoms (UIT) le 23 juin 2015, la dénomination IMT-2020 a entériné le déploiement de la 5G dans le monde pour l’horizon 2020. À rebours de l’idée que l’on peut se faire du progrès technique, l’invention ne précède pas la planification de sa mise en œuvre : dans le calendrier de l’UIT, ce sont d’abord les besoins qui ont été posés, puis l’acronyme IMT-2020 qui a été posé, les tests de faisabilités effectués (2015), les normes techniques définies (2016), donnant lieu aux premières mises en œuvre de technologies 5G en 2018.

Vous voulez davantage de précision ? On pourrait s’aventurer parmi les spécifications techniques et les chiffres. Mais n’en attendez pas trop : loin de poser des standards techniques précis, il s’agit plutôt d’une liste d’exigences minimales, qui reflètent le consensus auquel ont abouti les négociations entre tous les acteurs concernés. Par exemple, en ce qui concerne la bande passante, il est seulement précisé qu’elle doit être supérieure à 100 MHz. Or, entre une bande de 700 MHz, qui est déjà utilisée en Europe, et une de 26 GHz (jusqu’à présent utilisée pour les liaisons satellitaires, elle sera prochainement attribuée à la 5G), il y a tout un monde. Dominique Boullier, chercheur en sociologie du numérique, s’en émeut : dans un article pour AOC, il pointe le manque de nuance dans le débat pour ou contre la 5 G, et préfère parler « des » 5 G plutôt que de « la » 5 G pour une discussion plus nuancée. Preuve en est : on évoque des 4,5 G, voire des 4,75 G pour tenter de conjurer le flou….

Mais ce qu’il faut dire ici, c’est que c’est précisément ce flou de la dénomination qui fait sa force. C’est parce que la 5G désigne à la fois des technologies sans fil, des usages, des innovations et des normes à géométrie variable, qu’elle parvient à rassembler une foule si éparse d’acteurs qui y trouvent leur intérêt. Gouvernements, organisations internationales, régulateurs, opérateurs, industriels, citoyennes et citoyens, se trouvent enrôlés autour d’une 5G florissante, qu’on l’aime ou qu’on la déteste. Comme l’expliquent les chercheurs Michel Callon et Bruno Latour, une innovation qui réussit, c’est d’abord un consensus qu’on entretient. François Rancy, Directeur du bureau des radiocommunications de l’UIT (UIT-R), l’a bien compris : « Le succès de l’UIT-R réside en grande partie dans l’adéquation d’une structure à un objectif : instance mondiale chargée de définir la bonne façon de gérer le spectre, l’UIT-R met en œuvre dans ce but un processus de construction de consensus entre toutes les parties prenantes (gouvernements, régulateurs, opérateurs, industriels, organisations internationales sectorielles). » Alors, la prochaine fois qu’on vous demandera ce qu’est la 5G, dites ce que vous voulez : vous aurez probablement raison.  

5G-04.jpg
5G-05.png

Amish versus porno dans l’ascenseur : la polarisation d’une controverse technologique (2018-2020)

Plus une formulation est floue, plus elle est susceptible de faire d’émules… autant que d’opposants. Le caractère polysémique de l’acronyme lui permet de cristalliser plusieurs débats sociétaux et politiques à la fois.

Jusqu’en 2018, peu de traces de contre-discours à la narration technophile ambiante. Puis, à mesure que la commercialisation approche, les choses s’accélèrent. En septembre 2018, la pétition 5G Appeal est lancée, demandant un moratoire à la 5G, qui serait « nocive pour les humains et l’environnement ». Un an après, elle recueille plus de 150 000 signataires, dont nombre de scientifiques et de militant·es. En septembre 2019, c’est au tour des météorologues de s’inquiéter de l’utilisation de la 5G sur la fréquence de 24 GHz, déjà prise par les satellites météo. 

Côté politique, la 5G constitue un enjeu stratégique massif : c’est une véritable bataille entre nations qui a cours, comme le titrent plusieurs médias. Pour éviter les accusations de protectionnisme, on mobilise largement la rhétorique de sécurité nationale. Ainsi du ministère de la Justice américaine, qui accuse la firme chinoise Huawei d’avoir transgressé l’embargo contre l’Iran. 

L’autre versant du discours pro-intérêt national, c’est la rengaine du retard, français en l’occurrence, qu’on oppose aux anti-5G. Il suffit de taper « 5G retard français » sur Google pour s’apercevoir que ce lieu commun a encore de beaux jours devant lui.

Ces motifs argumentatifs ne sont pas nouveaux ; comme le montre le chercheur Pierre Musso, on peut retracer l’histoire de la technologie comme d’un instrument au service de la souveraineté nationale. Des programmes techno-industriels d’après-guerre financés au nom de l’indépendance nationale chère à De Gaulle aux achats d’Airbus, la technique a donné corps et puissance à l’État souverain : ainsi, contester la 5 G reviendrait à contester la légitimité même de l’État français.

Linguistiquement parlant, la controverse 5G a apporté son lot de formules choc et de petites phrases. En tant qu’écarts discursifs, les petites phrases peuvent être analysées du point de vue de l’événementialisation qu’elles créent : autrement dit, qui dit « petites phrases », dit « polémique ». Et celles-ci fleurissent effectivement à partir de 2019, alors que le déploiement commercial de la 5G est en passe de prendre corps.

Dans un post Facebook incendiaire, l’astrophysicien Aurélien Barrau, réputé pour ses prises de position écologistes, s’exclame ainsi en avril 2019 : « la 5G est un crime contre l’environnement ». Ce à quoi Laurent Alexandre, expert IA de bpifrance, répond par une autre prédiction alarmiste : « Les collapsologues nous conduiraient rapidement à la dictature VERTE ! ». 

On pourrait s’attendre à ce que cette parole politique soit plus policée : il n’en est rien. En juillet 2020, c’est le maire écologiste de Grenoble Eric Piolle, qui ouvre le bal : « la 5G, c’est pour regarder du porno sur votre téléphone, même quand vous êtes dans l’ascenseur, en HD ». Pour l’autre camp, on retiendra le discours d’Emmanuel Macron à la French Tech, le 14 septembre, accusant les opposants de la 5G de vouloir « revenir à la lampe à huile » et au « modèle Amish »… Rhétorique qu’il a par ailleurs déjà mobilisée lors des débats sur le carburant diesel en 2016. 

Pour clore la réflexion, émettons une hypothèse : et si la polémique était un moyen de contourner l’absence de débat démocratique organisé ? Le déploiement de la 5G a été organisé au niveau international, sans aucun débat citoyen. Or, selon Ruth Amossy, la polémique est essentielle en régime démocratique, car elle permet la coexistence de points de vue différents dans l’espace public. Mais concernant la 5G, c’est certainement la froide raison de François Rancy, le Directeur du bureau des radiocommunications de l’UIT, qui aura le dernier mot : la 5G s’imposera, juste « le temps que tous les pays surmontent les réticences nationales au changement ».

5G-09.png

La 5G, en trois enseignements :

  1. C’est parce qu’on ne sait pas vraiment ce qu’est la 5G qu’elle a réussi à s’imposer.

  2. Les innovations technologiques ne sont pas grand-chose de plus qu’un consensus qui tient la route.

  3. Qu’on soit Amish ou partisan·es du porno dans l’ascenseur, polémiquer, c’est aussi défendre la démocratie.