Chloroquine : le grand raout

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Souvenez-vous d’une époque pas si lointaine. Mars 2020. La France voit arriver depuis quelques mois, avec inquiétude et sidération, un mystérieux virus débarquer de Wuhan en même temps que les voyageurs et voyageuses qui en reviennent. Ce virus, qui a causé l’arrêt de l’économie chinoise et la mort de plus de 4 000 personnes, se propage aussi rapidement que la peur sur la ville confinée. C’est alors que surgit l’homme providentiel, qui va sauver la terre en éradiquant le méchant Covid-19 : le Professeur Raoult et son alliée Hydroxychloroquine.

Et si la réponse était sous nos yeux depuis le début ?  (mars 2020 — mai 2020)

La chloroquine et sa cousine l’hydroxychloroquine ne sont pas nées de la dernière épidémie. L’histoire de cette molécule antipaludique est beaucoup plus ancienne, et a toujours revêtu une dimension polémique. 

Revenons en 1630. Les missionnaires de la Compagnie de Jésus rapportent des Amériques l’écorce de quinquina, de laquelle est extraite la molécule, où les peuples amérindiens l’utilisent en décoction pour lutter contre les fièvres intermittentes du paludisme — merveilleux apport des conquistadors. L’Europe se scinde alors entre reconnaissance des vertus du traitement et défense des saignées, et Voltaire écrira : « Le quinquina, seul remède spécifique contre les fièvres intermittentes et placé par la nature dans les montagnes du Pérou, mit la fièvre dans le reste du monde. » Près de 400 ans plus tard, la chloroquine ressurgit dans le débat scientifique, à l’aune de l’irruption, sur la scène médiatique, du Professeur Didier Raoult. 

Les crises sont des pics d’irrationalité, qui entraînent une perte de repères pour nos sociétés. Qu’elles soient économiques, politiques, ou sanitaires, celles-ci ont en commun de dérouter, déstabiliser nos certitudes et nos croyances. Dans ce contexte, le discours politique français a pris l’habitude d’exercer un mouvement d’effacement discursif, l’éthos des gouvernant·es tendant à se dissimuler derrière une parole les dépassant, les surplombant. L’analyste du discours Aude Dontenwille-Gerbaud a ainsi pu mettre en avant cette pratique d’effacement discursif au cours de grandes crises politiques françaises, notamment l’instauration de la Troisième République. 

Ce phénomène d’effacement discursif tend à réapparaître à la faveur des différentes crises que nous traversons, et la rationalité présupposée de la science à se substituer à l’imperceptibilité des valeurs et des principes. La crise financière de 2008, qui vit Nicolas Sarkozy commander un rapport fortement médiatisé à l’économiste Joseph Stiglitz — pourtant très éloigné de ses opinions — est un exemple d’effacement de la parole politique derrière des préconisations scientifiques. De manière encore plus prégnante, la crise sanitaire de 2020 en est un autre.  

En effet, la crise sanitaire de mars 2020 a marqué l’émergence, dans les arènes médiatiques et politiques, d’acteurs et actrices scientifiques, soignant·es, épidémiologistes, urgentistes. À mesure que les statistiques liées aux conséquences de la crise prirent une place sans cesse plus forte dans le débat politique, ces praticien·nes bénéficièrent d’un statut particulier, qui leur confère une autorité et une légitimité discursive sans égal. Leurs recommandations, préconisations se substituèrent aux débats partisans, idéologiques sur la gestion de crise. 

Parmi l’ensemble des nouveaux personnages publics apparus à la faveur de la crise sanitaire, Didier Raoult est celui qui a occupé pendant longtemps une place dans le débat médiatique et politique. Directeur d’un des plus grands instituts d’infectiologie en Europe, rythme de publication infernal, barbe hirsute et cheveux longs, rappelant à nos imaginaires de grands enfants un druide gaulois, l’éthos préalable de Didier Raoult lui confère une autorité discursive particulièrement importante. Son logos et son éthos discursif d’iconoclaste ayant trouvé une solution miracle pour vaincre l’invisible ennemi, ayant face à lui des autorités médicales et politiques à la solde des laboratoires pharmaceutiques, en font alors une parole adoubée, à l’autorité inégalée pour nombre de publics à travers le monde. 

La chloroquine dépasse alors le cadre médical, pour devenir un élément de controverse politique et sociale. Elle devient un élément moteur de nos dîners et nos apéros (post-) confinement, en France, mais aussi partout dans le monde. Comme le montrent les courbes Google Trends, le médicament devient entre mars et mai un des sujets les plus recherchés sur Google. Chacun·e, devenu·e alors épidémiologiste en herbe, souhaite connaître les effets de la molécule, et suivre l’actualité du traitement. 

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En fait, c’est un peu plus compliqué que ça.  (mai 2020 — octobre 2020)

Mais alors, pourquoi Didier Raoult et sa chloroquine ont-ils émergé au point de devenir des moteurs du débat public, et de venir bousculer les stratégies sanitaires des États ?

La psychologie et les neurosciences sont ici d’une formidable aide pour comprendre les effets du discours, et son adoption par bon nombre de nos concitoyen·nes. En effet, trois dimensions, cognitive, conative et affective, s’entremêlent dans la compréhension et l’intégration d’un discours par l’auditoire. Selon le contexte de prononciation du discours, le logos et l’éthos des énonciateurs et énonciatrices, et le capital social et intellectuel de l’auditoire, ces dimensions revêtent chacune une importance différente dans notre perception. Or, pour de nombreuses personnes, la perception privilégiée de la dimension affective du discours du Professeur Raoult, offrant une solution facile d’accès, dont l’efficacité serait garantie, est une solution parfaite pour calmer les peurs engendrées par la crise sanitaire et économique (peur de perdre son travail, peur de la mort, etc.). 

Cette prépondérance de la dimension affective du discours entourant la chloroquine, limitée dans son aspect rationnel, est aussi fortement marquée chez bon nombre de personnes mécontentes de l’action des pouvoirs publics et du système. Par son discours antisystème, son attitude anticonformiste et sa volonté de transgresser les protocoles, la chloroquine est très vite devenue l’étendard de bon nombre de mécontent·es, et les scientifiques plaidant la prudence des représentant·es corrompu·es d’un système « froid et cynique ». Pas étonnant dès lors que nombre de leaders d’extrême droite, aux discours basés sur les perceptions affectives, et ayant des liens très distants avec toute notion de vérité, notamment scientifique, et se définissant même pour certains comme « corona-sceptique », comme Jair Bolsonaro, le président brésilien, se fassent les relais du discours sur la chloroquine.

Un autre phénomène permet de comprendre l’émergence de la controverse autour de la chloroquine : le biais de cadrage, qui peut se résumer par la différence de solution que nous apportons collectivement à un problème, en fonction de la manière dont les données du problème sont amenées. Comme le montrent les chercheurs Daniel Kahneman et Amos Tversky, si les médias, les spécialistes et les acteurs et actrices politiques conditionnent un cadrage négatif des événements, comme le nombre de morts, plutôt qu’un cadrage positif, comme le taux de guérison, les solutions prônées par les citoyen·nes seront beaucoup plus extrêmes, beaucoup plus risquées. Or, reconnaissons que le cadrage médiatique et politique de la séquence du premier confinement était particulièrement négatif, anxiogène. 

Les discours construits sur la création d’émotions, notamment négatives, ont ceci de particulier que leur durée de vie est particulièrement limitée. Le propre d’un emballement collectif comme la chloroquine ou d’une fake news, c’est bien de disparaître aussi vite qu’elles sont apparues. La rumeur disparaît, ses effets sociaux perdurent. Dans ce cas de figure, de nombreuses études sont lancées au printemps dernier, suite aux propos du Professeur Raoult, afin de connaître précisément, sur un échantillon suffisamment varié de personnes, les effets de la chloroquine. Or, après plusieurs mois de tests et de recherches à travers le monde, point d’effet positif pour la chloroquine dans le traitement du Covid-19.

D’effets négatifs, il y en eut, et en bien plus grand nombre. La construction d’un discours « seul contre tous et toutes », l’apparition de querelles de personnes et de soupçons de connivence avec les laboratoires parmi les spécialistes, la réticence à suivre des mesures sanitaires requérant pourtant l’adhésion de chacun·e pour être efficaces, ou les séquelles présentes chez nombre de personnes ayant inoculé de manière préventive la chloroquine, autant d’effets secondaires d’un feu de paille scientifique. Son émergence montre nombre des failles de notre société — défiance, repli sur soi, recul des discours scientifiques —, et sa chute d’écorner l’image et la légitimité du discours scientifique dans la prévention face à l’urgence sanitaire de la deuxième vague.

 
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Le débat sur la chloroquine en 3 enseignements : 

  1. En période de crise, la perte de repères engendre un phénomène d’effacement discursif de la parole politique française.

  2. La dimension affective d’un discours rencontre un succès d’autant plus important que la période est anxiogène 

  3. La durée de vie d’un discours construit sur la création d’émotions est limitée, mais ses effets sociaux s’étalent dans le temps