Ensauvagement : Gérald Darmanin ou le sens de la formule

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Ensauvagement est sans doute l’un des mots politiques de l’année 2020. Dans cet article, nous nous poserons essentiellement deux questions : est-ce vraiment un mot forgé à l’extrême droite ? Quelle est sa trajectoire ?

Ensauvagement : une expression aux origines diverses et aux implicites contradictoires (depuis 2010) 

Si l’on a accusé Gérald Darmanin de reprendre une formule d’extrême droite, la trajectoire de cette expression apparaît comme étant plus dense, chargée d’implicites contradictoires qui favorisent son caractère polémique. 

Tout d’abord, chronologiquement, le terme est effectivement ancré à droite voire à l’extrême droite. Le 21 juillet, Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat, utilise le terme sur France Inter « Il y a un “ensauvagement” de la société française. », terme qui est d’ailleurs mis entre guillemets, preuve de son caractère inédit. Il est également fréquemment utilisé par Marine Le Pen en 2013, 2015 et 2018, et encore le 20 juillet 2020 sur Twitter. Eric Zemmour l’utilise également en janvier 2010 sur RTL pour parler des banlieues, ou encore Laurent Obertone, auteur de l’essai de référence à droite de la droite, La France Orange mécanique. Le terme est donc bien pris dans une histoire politique récente propre à la droite autoritaire et à l’extrême droite. Cette réutilisation d’un terme situé politiquement est le premier facteur polémique, en ce qu’il réactive des clivages solidement ancrés, et des séquences routinières (la dénonciation de la lepénisation des esprits). De plus, il fait également écho à l’héritage tactique sarkozyste que porte Gérald Darmanin, consistant précisément à faire siens des termes ou thématiques forgées à l’extrême droite pour créer des séquences médiatiques. Encore plus récemment, cette utilisation réactive les débats sur la supposée droitisation de la majorité présidentielle. 

Néanmoins, l’histoire du terme ensauvagement recèle une trajectoire plus complexe, et puise ses racines dans la dénonciation du colonialisme, ou dans l’analyse des totalitarismes du XXème siècle. Ainsi, l’une des premières occurrences relève d’Aimé Césaire, dans Discours sur le colonialisme où il utilise le terme pour qualifier le processus d’avilissement des sociétés européennes du fait de la politique coloniale. La dérivation du terme de sauvage, pour désigner des enjeux de sécurités, des territoires, ou des populations que l’on peut imaginer comme issues des anciennes colonies françaises, fait  également écho à la réactivation des enjeux de mémoire du colonialisme en cette année 2020. 

Plus récemment, le terme a également été conceptualisé par Thérèse Delpech ou George Moss, plutôt pour décrire les processus de diffusion de la violence de la guerre au sein des sociétés au XXème siècle. 

Il y a ainsi une pluralité de définitions et d’énonciateurs autour de ce terme, ce qui accroît son potentiel polémique, en permettant à chacun de reprendre à son compte l’histoire ou la définition qui sert au mieux ses enjeux rhétoriques et argumentatifs. 

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Itinéraire d’une formule politique (juillet-août 2020)

Si ensauvagement n’est donc pas une expression récente, ce n’est que depuis cet été et son utilisation par Gérald Darmanin qu’elle acquiert le statut de formule ou de petite phrase politique. 

C’est dans une interview donnée au journal Le Figaro le 24 juillet 2020 que Gérald Darmanin reprend à son compte la notion d’ensauvagement. Le potentiel polémique de la notion est mis en exergue par les journalistes du Figaro, qui titrent l’article « Il faut stopper l’ensauvagement d’une partie de la société » : c’est bien l’utilisation de cette notion qui fait le gros titre de cet entretien. 

L’interview ne compte qu’une seule occurrence de l’expression, dans la première question de l’entretien, nichée dans une phrase de 68 caractères qui sonne comme un Tweet : « Il faut stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société. ». Le ministre reprend d’ailleurs l’article sur son compte Twitter, et fait figurer la phrase dans le tweet l’accompagnant. Il atteste ainsi une volonté délibérée de favoriser la mise en avant et la circulation de l’expression : il ne s’agit pas de propos cachés, rapportés, ou surpris, mais bien d’une formule. Le caractère détachable de la phrase facilite son intégration, dans un titre de presse ou un Tweet.

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L’interview s’inscrit dans un moment médiatique consacré à l’insécurité, avec une succession de faits divers (assassinat d’un chauffeur de bus à Bayonne, incendie de la cathédrale de Nantes, fusillade dans le quartier des Moulins à Nice), dont le compte Twitter du ministre se fait la chronique. La prise de parole de Gérald Darmanin fait ainsi office de réponse du ministre de l’Intérieur à un moment de réintensification médiatique du thème de l’insécurité. Sur un plan plus personnel, l’utilisation du terme ensauvagement vient également percuter un autre agenda, judiciaire celui-ci. Le Monde titre d’ailleurs le 20 juillet « L’affaire Darmanin devient un “boulet” pour l’exécutif ».

Ensauvagement : une phrase choc, à durée de vie limitée

Phrase choc faite pour circuler, le terme ensauvagement fait l’objet de nombreuses réactions critiques, au sein même de la majorité, notamment de la part d’Éric Dupont-Moretti, Jean Castex (« Moins de paroles, plus d’actions »), et même le président de la République Emmanuel Macron (« Vous avez fait le Kamasutra de l’ensauvagement depuis quinze jours ! Demandez aux gens, ils n’en ont rien à faire »). 

Une rapide recherche sur Google Trends permet également d’attester l’éphémère pic de notoriété de la petite phrase : 

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Le terme poursuit sa trajectoire et est régulièrement cité par les médias, les acteurs et commentateurs politiques, de manière autonome par rapport à l’agenda politique de Gérald Darmanin. Celui-ci aura utilisé puis abandonné une formule désignée pour faire polémique et servir une séquence politique. Sur le plan de la couverture médiatique relative au ministre, celle relative à l’utilisation du terme ensauvagement vient néanmoins prendre progressivement le pas sur les articles relatifs aux affaires, ou tout du moins donner un contrepoint.

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Revêtant tous les atours d’une formule politique construite pour être reprise, chargée d’implicites contradictoires, le terme ensauvagement avait ainsi toutes les caractéristiques pour créer une polémique médiatique, routinière dans l’écosystème politique français. Si l’on peut voir dans les caractéristiques de cette formule les traces d’un travail ciselé de communication politique, nul doute qu’il faille rapprocher l’irruption de l’ensauvagement de la séquence générale de construction d’un contre-discours sécuritaire face à l’émergence de la thématique des violences policières, et plus prosaïquement, de contre-feu vis-à-vis des affaires judiciaires du ministre. Un mot de l’année 2020, probablement, une stratégie politique vieille comme le monde, sans aucune doute !

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3 enseignements : 

  • La pluralité des définitions, des origines, des implicites rattachés à une notion favorise son potentiel polémique

  • Détachabilité, anticipation de la circulation, flou notionnel, caractère polémique : ensauvagement coche l’ensemble des cases de la formule ou petite phrase, attestant d’une utilisation délibérée par Gérald Darmanin

  • Quand il y a le feu, faites partir un contre-feu !