Steaks végétaux : entre linguistique, politique et marketing

Campagne FOOH - La Vie : "On vous prend pour des jambons"

Ce mardi 27 février 2024, le gouvernement publiait un décret interdisant l’emploi de dénominations bouchères pour désigner les denrées alimentaires comportant des protéines végétales. Depuis, branle-bas de combat chez les acteurs du secteur agroalimentaire spécialisés dans les produits végétariens et vegan, les agences de publicité, mais également les politicien·nes et militant·es écologistes. 

On en fait tout un fromage ? Et pour cause, le sujet touche à la fois à la langue, au politique et au marketing. Agence de communication éditoriale et d’influence, Mots-Clés met les pieds dans le plat et plonge au cœur des enjeux et implications de cette décision controversée. 


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Bataille sémantique, la farce de la logique

« Steaks végé », « saucisses vegan », « aiguillettes de soja », « boulettes de légumes  » … Des formulations répandues sur les emballages de produits que l’on trouve désormais dans toutes les grandes surfaces. En dépit du bon sens ? A priori oui, car si la viande désigne les « aliments tirés des muscles des animaux, principalement des mammifères et des oiseaux », le végétal se rapporte à l’inverse à ce qui est composé ou issu de plantes.

De là, « viande végétale » et autres dénominations associées constituent un oxymore. Figure de style permettant de créer un effet d’étonnement, de mettre en exergue une idée complexe et parfois de lui conférer une dimension poétique par l’emploi de termes contradictoires, ce procédé littéraire ici appliqué au marketing chiffonne. 

Une réception  de ces dénominations au premier degré, brandie pour justifier leur exclusion

Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Si celles et ceux qui ont une lecture littérale de la langue peuvent s’en féliciter, ce n’est pas à ce titre que le décret a été adopté. On n’interdit pas des formulations simplement en raison de leur soi-disant inexactitude. La bataille se joue ailleurs, dans les champs du business et du politique.

La cristallisation de tensions éminemment contemporaines

Derrière l’arbre, la forêt. Le décret n° 2024-144 du 26 février 2024 se situe au cœur de multiples sujets de société entremêlés.

Lobby végétarien vs lobby de la viande, une guerre à couteaux tirés

À la « demande de nos éleveurs, le décret interdisant les dénominations steak, escalope ou jambon pour les produits végétaux a été publié aujourd’hui », déclarait le Premier ministre Gabriel Attal lors de sa visite au Salon de l’agriculture. Des appellations qui tromperaient les consommateurs, c’est le motif avancé par les acteurs de la filière animale, et repris par le gouvernement, pour obtenir satisfaction. 

Quid alors du LAIT démaquillant et des FRUITS de mer ? On n’est pas des andouilles ! 

«Les consommateurs bénéficieront ainsi d’une information plus claire sur ces produits qui ne doivent pas être réduits au seul concept d’imitations végétariennes de la viande » pour l’avocate collaboratrice chez DWF, cabinet qui représente INTERBEV, l’interprofession de la viande et du bétail.

L’argument de la confusion… qui nous prend un peu pour des jambons. Pour les entreprises de l’alimentation végétale, il est fallacieux, car loin d'elles l’idée de rouler les consommateurs et consommatrices dans la farine.

En effet, si les produits à base de protéines végétales se veulent en apparence semblables aux produits carnés, le qualificatif « végétal » figure systématiquement, et souvent très visiblement, sur les packagings des produits concernés. Ces derniers visant spécifiquement les individus désireux de réduire ou abolir leur consommation de viande, les marques ont en effet tout intérêt à l’afficher ostensiblement. Des aliments qui sont, qui plus est, souvent disposés dans des rayonnages dédiés. Personne ne s’y tromperait donc.

« Les études scientifiques sur le sujet montrent […] que les consommateurs font très bien la différence entre la viande et ses substituts », soutient Romain Espinosa, chercheur en économie et spécialiste de ces questions au CNRS. 

Confit d’intérêts

Pour Louis Marty, co-fondateur et PDG - vegan - de la marque de cosmétiques Merci Handy, « on imite justement, pour nous aider à transitionner, réduire notre consommation de viande, notre impact et en gardant nos repères et nos habitudes qu’on a vues pendant des décennies. »

Entre imitation et distinction… pour favoriser la substitution. La perdante de cette stratégie marketing, c’est bien sûr la filière de la viande. Accuser la com’ des produits végé de raconter des salades pour duper les client·es, c’est donc pour certain·es la preuve d’une mauvaise foi en réalité motivée par un intérêt commercial : enrayer autant que possible la non avérée montée du végétarisme.

« C’est une bataille très symbolique qui montre bien les freins du monde agricole à végétaliser nos modes d’alimentation », affirme Florimond Peureux, porte-parole de l’Observatoire national des alimentations végétales. « Même si le marché des substituts végétaux reste aujourd’hui limité, les filières animales montrent qu’elles ne lâcheront rien pour freiner leur développement. »

En juin 2020 déjà, le ministère de l’Agriculture avait fait adopter la loi étiquetage interdisant pour les denrées alimentaires végétales l’utilisation de dénominations usuellement employées pour désigner des produits carnés. Son décret d’application, publié deux ans plus tard, avait finalement été suspendu par le Conseil d’État sous la pression de Protéines France, organisation défenseuse des industriels de la protéine végétale. Déterminés, ces derniers entendent faire appel.

Un buiness dans la panade

Pour Nicolas Schweitzer, PDG de la start-up de substituts végétaux de viande La Vie, « ce nouveau décret favorise les filières étrangères qui produisent en dehors de l’Europe et pourront donc continuer à commercialiser des “steaks végétaux” en France. Sous couvert de transparence pour les consommateurs, cette décision freine la transition écologique et met en péril une industrie locale en plein essor. Avec ses atouts agricoles et culinaires, la France a pourtant toutes les ressources pour devenir un acteur incontournable des protéines végétales ! »

Cédric Meston, cofondateur de la marque HappyVore, dénonce également des conséquences préjudiciables aux entreprises françaises, pénalisées par rapport à leurs concurrents étrangers, à qui l’interdiction ne s’applique pas. Une inégalité de traitement nuisible aux ventes, à l’investissement et l’innovation, qui vient piper le jeu de la concurrence du marché libéral. Répercussions commerciales donc, mais pas seulement.

De la politique au politique 

Dans le contexte de tension du secteur agricole, et face à la revendication de longue date portée par les éleveurs, selon Gabriel Attal, le gouvernement a tranché, prenant leur parti. Au détriment de la filière du végétal… et de l’environnement.

Planète bleue ou bien cuite ?

« Ce décret est en total décalage avec les ambitions du pays en matière de réindustrialisation et de climat. » déplore Nicolas Schweitzer.

Car les chiffres parlent d’eux-mêmes : le secteur de l’élevage représente selon les Nations Unies 12 % des émissions de gaz à effet de serre. En France, la consommation de viande atteint 84,9 kg par personne en 2022, soit deux fois plus que la moyenne mondiale. De là, tous les scénarios de neutralité carbone pour le pays à horizon 2050 prévoient ainsi une baisse de la consommation carnée allant de 20 à 70 %. Il s’agirait donc plutôt de mettre les bouchées doubles.

Mais le sujet est sensible, en ce que la viande, la vraie, est un emblème historique de la gastronomie, et même de la culture nationale.

La viande, totem périmé de la culture nationale

« Comme le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé plus encore que socialisé ; il figure dans tous les décors de la vie alimentaire. » écrivait Roland Barthes dans ses Mythologies en 1957.

Aujourd’hui encore, « une partie de la population voit dans la viande le marqueur d’un mode de vie à la française, une identité, et s’arc-boute sur la défense du steak ou de l’entrecôte… » analyse le sondeur et politologue Jérôme Fourquet face au raidissement, notamment de certains individus et partis sur la question.

De fait, le rapport à la viande en France en 2024 est une question éminemment politique, voire un véritable marqueur idéologique. Viandard·es versus vegan, chasseurs versus écolo, tradi versus bobo trendy, campagnard·es versus urbain·es… Prendre position, c’est courir le risque d’une catégorisation… et d’interminables débats à chaque repas.

Les politicien·nes semblent bien avoir conscience du clivage ambiant sur la question. Seulement cette dernière représente un tel enjeu qu’il est désormais difficile de l’esquiver. Il y a celles et ceux qui marchent sur des œufs, jouant la prudence, ou la frilosité c’est selon, à l’instar de Bruno Lemaire. Le ministre de l’Économie avait ainsi en mai 2023 visité une usine de substituts végétaux à la viande, et tweeté à l’occasion « Le saviez-vous ? 100g de protéines végétales génèrent de 60 à 90 % de gaz à effet de serre en moins que 100g de protéines animales. » Non sans manquer de témoigner son attachement aux produits bouchers, comme pour compenser, « J’adore manger un bon steak et je n’aime pas les ultras qui disent qu’il faut arrêter complètement la viande. »

Et puis il y a les autres, qui se placent dans un camp sans ambiguïté aucune, quelquefois dans une dynamique de prosélytisme et de dénonciation manichéenne. Des engagements qui approchent souvent le militantisme et permettent de saisir les intrications avec le genre et l’écoféminisme, dont Sandrine Rousseau semble être devenue une porte-parole, l’éthique, avec Aymeric Caron, député LFI et auteur du livre Antispéciste, ou encore les classes sociales avec Fabien Roussel pour qui « On mange de la viande en fonction de ce que l’on a dans le porte-monnaie […]. »

La viande jadis élément fédérateur et objet de fierté consensuel à l’échelle nationale apparaît désormais comme objet de discorde. Au-delà de la myriade d’enjeux qui gravitent autour de ce décret et des discussions théoriques que cela génère, cette prise de décision ébranle très concrètement le petit monde du marketing.

Créativité forcée, comment les marques vont-elles se réinventer ?

Peut-être l’avez-vous constaté de vos propres yeux sur votre fil d’actualité LinkedIn, ou eu vent via la presse spécialisée : les industriels des produits végétaux, leurs community managers et agences de com’ sont sur le front. Et pour cause, c’est toute leur communication qu’il va falloir adapter à une nouvelle contrainte, et pas des moindres : renommer tous leurs produits, sans perdre leur clientèle. 

Capture d’écran - LinkedIn HappyVore

La fin des haricots ? Que nenni. Les marques dénoncent, mais déjà certaines se distinguent par leur réactivité, faisant preuve d’humour et d’ingéniosité. C’est le cas de Happyvore, qui décide de profiter de l’occasion pour organiser le pot de départ de ses merguez, chipos et steaks sous leur nom actuel. Une série de publications annoncent l’événement sur LinkedIn, avec un ton décalé.

Une fois les adieux adressés aux noms carnés vient l’étape de la création de nouvelles appellations pour les produits concernés par l’interdiction. Ce n’est pas de la tarte ? Là encore, certaines marques tirent leur épingle du jeu. L’agence Fantastic dévoilait ces derniers jours sa campagne « Même plaisir, nouvelle orthographe » réalisée pour la marque ACCRO. L’idée ? Garder les mêmes mots, en les écrivant phonétiquement (et donc n’importe comment). Préférez-vous les stêques ou les boulaites ? C’est bête comme chou, absurde, insolent même… et ça fonctionne. La campagne cartonne. 

Même son de cloche chez La Vie, qui lance avec l’agence Buzzman une campagne FOOH (fake out of home) relayée sur les réseaux sociaux numériques avec le hashtag #pasdesjambons, un appel à contribution de sa communauté pour élaborer de nouveaux noms et une collaboration avec Le Gorafi dans un article hilarant.


Un décret astreignant, qui marque l’ouverture d’une ère de communication nouvelle, une opportunité donnée aux entreprises de rebattre les cartes, peut-être à leur avantage. Un défi d’adaptation et de créativité, dont on a hâte de voir les suites.




L’agence Mots-Clés éclaire les changements de société sous le prisme des mots. Pour en savoir plus :