Quels biais dans le traitement média des dirigeantes ?

Traitement médiatique femmes - hommes

« Quelle est votre morning routine ? »  

« Vous êtes le secrétaire de qui ? »  

« Dans un poste comme le vôtre, vous devez douter constamment. Comment faites-vous pour gérer cette charge mentale ? »  

Vous avez peut-être vu passer cette vidéo, où une journaliste interroge des dirigeants comme Xavier Niel, Cédric O, Philippe Zaouati, Frédéric Mazzella ou encore François-Henri Pinault, en leur posant des questions fréquemment posées aux femmes dirigeantes et entrepreneuses. 

Derrière cette vidéo réalisée par Malmö Productions (Shirley Kohn & Camille Cottin), se cache une étude menée par le Lab’ Mots-Clés pour le collectif SISTA, cofondé par Tatiana Jama et Mirova Forward, dirigé par Anne-Claire Roux, dans le cadre de la campagne #sijetaiselles. Voici ce qu’elle révèle sur les biais de traitement médiatique des entrepreneuses et des dirigeantes. Une campagne menée pour inciter à la prise de conscience, et qui dénonce les interviews genrées sans stigmatiser, tant le phénomène est systémique.

Temps de lecture : 9 min

6 grands enseignements à tirer de notre étude

  1. Waouh permanent : l’effet d’exceptionnalité

Le constat : lorsque les médias interrogent les femmes à la tête d’une entreprise, le rappel du caractère exceptionnel de leur présence à ce poste est un motif récurrent.

On peut dire qu’il s’agit d’un cliché du genre « portrait ou interview de dirigeante », tant la mention est fréquente : elle concerne plus d’un article sur trois traitant d’une dirigeante, qu’il s’agisse d’un article qui fait son portrait ou d’un article d’expertise censé se focaliser sur le fond du sujet.

La donnée clé : l’adjectif « atypique », qui dans 85 % de ces utilisations concerne une dirigeante.

2. « Ambitieuse, mais pas carriériste » : l’effet de réassurance de la différence des sexes

Le constat : D’abord, un constat encourageant : finie la misogynie grossière qui renvoie les femmes aux tâches domestiques et les hommes aux affaires professionnelles. Mais les stéréotypes de genre n’ont pas fini de circuler pour autant.

On les trouve notamment dans ce qu’on appelle l’effet de réassurance de la différence des sexes. Épinglé par les chercheuses Virginie Julliard et Aurélie Olivesi (« La presse écrite d’information : un média aveugle à la question du Genre », Sciences de la société, n° 83, 2011, p.36-53), ce motif est présent dans la presse écrite. 

Il s’agit, lorsqu’on prête une qualité stérétotypiquement masculine à une femme, de « réassurer » la différence des sexes en la tempérant par la suite. Par exemple, elle est « ambitieuse… mais pas carriériste » ou « elle est armée… de gentillesse ».

La donnée clé : à l’aide d’un logiciel de lexicométrie, nous avons analysé les verbes présents dans les articles. Il se trouve que ceux qui sont les plus fortement associés aux portraits d’hommes dirigeants relèvent de l’action (« prendre », « lancer », « décider ») et ceux associés aux portraits de femmes dirigeantes relèvent de la médiation (« expliquer », « raconter », « rappeler »).


3. Des hommes compétents, des femmes tout court : l’effet de cadrage

Le constat : Alors que les hommes dirigeants sont fréquemment interrogés en tant qu’experts, les femmes le sont plus souvent sur des thématiques relatives à des savoir-être. La féminité est un marqueur emblématique des portraits de femmes dirigeantes, alors que la masculinité n’est jamais au cœur des portraits masculins. C’est donc que la féminité mérite d’être soulignée, contrairement à une masculinité qui serait de l’ordre de la norme. 

Cela rejoint le motif de l’exception féminine : en 2021, trouver une femme à un poste de direction resterait-il encore une anormalité relative ?

La donnée clé : Sur neuf interviews d’expertise dans le corpus d’articles étudiés, deux seulement interrogent des femmes. L’expertise semble encore aujourd’hui largement réservée aux hommes.

Etude SISTA - égalité femmes-hommes


4. L’aventurier et la résiliente : l’effet d’archétype

Le constat : Lorsqu’un article traite des embûches qui arrivent dans la vie de tout entrepreneur et de toute entrepreneuse, le traitement médiatique diffère en fonction du sexe de la personne. On peut le résumer ainsi : quand les dirigeants sont confrontés à des difficultés, celles-ci sont présentées par les médias comme des défis. Pour les dirigeantes, elles deviennent des obstacles.

Les situations de crise sont traitées sur un ton neutre quand il s’agit de dirigeants, alors que pour les dirigeantes, les difficultés paraissent amplifiées, soulignant en creux la fragilité supposée des femmes qui menacent de s’effondrer au moindre choc.

La donnée clé : Le vocabulaire utilisé. On retrouve largement le champ lexical de la guerre, du combat, côté hommes. Côté femmes, c’est celui de l’émotion qui prédomine.


5. Éternelle jeunesse : l’effet mentor

Le constat : Le traitement médiatique des carrières professionnelles des femmes met en exergue une apologie du doute et des sentiments d’illégitimité. Contrairement aux hommes, les femmes entrepreneuses sont fréquemment renvoyées et interrogées sur leurs doutes, leurs sentiments d’incompétence professionnelle alors même que celui-ci peut concerner les entrepreneurs, au quotidien fait d’instabilité. Un motif récurrent qui participe à appuyer l’éternelle jeunesse professionnelle des femmes dirigeantes : la rencontre initiatique avec une figure masculine, qui joue un rôle clé dans la formation de la « jeune femme ».

La donnée clé :… l’expression « jeune femme » qu’on retrouve 5 fois plus fréquemment que « jeune homme ».

Utilisation du mot "jeune femme" 5 fois plus fréquente

6. L’enrôlement féministe : l’effet d’enrôlement

Le constat : si le motif de l’entrepreneuriat « au féminin » semble appartenir au passé, une nouveauté argumentative lui succède : l’enrôlement féministe des femmes dirigeantes. Les dirigeantes sont ainsi fréquemment renvoyées à leur féminisme réel ou supposé, interrogées quant à leur engagement pour l’égalité des sexes, quand les hommes ne le sont que très rarement.

La donnée clé : la thématique féministe est abordée dans un portrait de dirigeante sur trois, quand elle ne concerne qu’une tribune sur cinq.

La méthodologie de l’étude : une analyse du discours sur plus de 100 articles de presse

Une étude menée sur un large panel de médias de presse écrite

L’étude a été menée sur deux types d’articles de presse écrite : des portraits de dirigeantes et dirigeants et des interviews. Le corpus est équitablement réparti entre les articles traitant de femmes et ceux traitant d’hommes.

Quatre types de médias de presse écrite ont été retenus :

  • Des titres de presse quotidienne nationale

  • Des pure players spécialisés en entrepreneuriat

  • Des titres de presse spécialisée en entreprise et économie

  • Des titres de presse spécialisés en finance

Les articles ont été sélectionnés de manière impartiale sur un critère de date de parution (entre 2018 et 2020). Le corpus total comprend 118 articles provenant de 19 titres de presse.

L’objectif : éviter tout phénomène de stigmatisation d’un média en particulier. Nous souhaitions avant tout pointer des phénomènes d’ordre systémique, susceptibles de se retrouver dans n’importe quel média.

La méthode : croiser analyse quantitative et qualitative

Deux logiciels de lexicométrie ont permis d’obtenir une analyse quantitative du corpus : Iramuteq et Lexico 3. Développés par des laboratoires universitaires spécialisés en études linguistiques, ces logiciels permettent par exemple de calculer le nombre d’occurrences des termes, partager un corpus sur un critère sémantique ou encore obtenir un score d’association des termes à un type d’article. 

Néanmoins, la majeure partie de l’analyse est qualitative et utilise les méthodes de l’analyse du discours. Cette discipline articule textes et lieux sociaux à travers l’étude des dispositifs d’énonciation. 

Autrement dit, il s’agit de prendre en compte le texte et son contexte d’énonciation : qui est l’énonciateur ou énonciatrice ? Qui est le public ? L’analyse du discours fait l’hypothèse que tout texte renferme les traces du contexte où il a été produit : idéologies sous-jacentes, contexte socioculturel, intérêts de l’énonciateur ou énonciatrice, etc. 

C’est cette approche qui nous permet de lier les textes que nous avons sous les yeux avec des hypothèses d’ordre sociologique : c’est parce que le discours de presse véhicule certaines représentations dominantes qu’il véhicule aussi des stéréotypes de genre, et des biais sexistes. 

Quelques mots de conclusion

On peut finalement se demander dans quelle mesure les stéréotypes qui circulent dans les médias favorisent le plafond de verre — en 2020, seules 15,5 % des entreprises ont des femmes dans leurs comités exécutifs et 6 % de femmes à la tête de directions générales —, l’accès inégal au financement des startups ou encore les inégalités salariales aux postes de direction. Si le lien entre discours et impact social n’est jamais directement causal, il y a dans ce traitement médiatique des dynamiques puissantes dont l’impact peut être inféré. 

Que reste-t-il alors à faire pour faire évoluer les représentations ? Prendre conscience des stéréotypes est un premier jalon d’importance. Car les repérer et les comprendre, c’est déjà commencer à les déconstruire. Deuxième étape : reconstruire des représentations dé-figées — car le stéréotype est une forme de figement du langage —, plus proches de la réalité. Enfin, la nomination de gender editors au sein des rédactions peut être un troisième levier d’action pour faire progresser la parité.