Réseaux sociaux : on ne prête qu’au reach

Réseaux sociaux - on ne prête qu’au reach_.jpg

Twitter et ses aphorismes cinglants, YouTube et sa complaisance face au négationnisme, Facebook et sa force prodigieuse d’amplification de fake news, TikTok et ses challenges plus ou moins safe, Snapchat et la banalisation du cyberharcèlement : sur des modalités diverses, le modèle d’affaires de nombre de réseaux sociaux, c’est la polémique et la violence.

Temps de lecture : 4 minutes 

L’indignation, c’est le carburant des réseaux sociaux

Plusieurs experts ont rappelé qu’il est plus facile d’engager avec des indignations, et les linguistes savent que la dispute accroît les interactions entre deux individus. Cet engagement et le nombre de ces interactions sont au cœur du modèle d’affaires des réseaux sociaux (RS) : plus d’interactions permettent plus de temps passé par l’utilisateur ou l’utilisatrice et assurent davantage de données à son sujet. Or, les données et le temps passé sont les deux mamelles de la monétisation publicitaire. CQFD.

Cette banalisation n’est pas anodine : elle entame des relations humaines, suscite parfois des situations de détresse (cf. les cas de suicide suite à des raids d’haters). À l’échelle collective, elle fait progresser la défiance à l’égard des institutions, affaiblit l’idéal délibératif sur lequel repose toute démocratie.

Pour autant, nous entretenons à nos réseaux sociaux préférés une relation de junkies. Prompts à dénoncer leurs errements, mais extrêmement loyaux à leur égard. Selon Médiamétrie, nous passons ainsi près de 2 h 30 par jour sur les RS, un temps qui ne cesse de s’accroître. 

À titre personnel, j’ai aussi interrogé ma communauté LinkedIn pour savoir comment elle se comportait face à un contenu jugé heurtant ou offensant. Les réponses sont éloquentes : 48 % signalent le contenu à la modération, 29 % ne font rien, 4 % répondent. 

Cumulées, nous obtenons donc plus de 80 % de variations sur une forme de loyauté à l’égard de ces médias. Finalement, 20 % seulement des personnes déclarent bloquer la personne. Et rares sont celles et ceux qui ont quitté Twitter parce qu’elles ou ils le trouvaient trop violent.

Ni cancel culture, ni aveuglement

Pour autant, il ne s’agit pas ici d’aspirer à l’hygiénisme, ni de faire l’apologie de la cancel culture. Mon propos est plutôt de rappeler que cette âpreté a un cout humain et démocratique, et qu’elle est le fondement sur lequel prospèrent des organisations privées. Alors, est-il possible d’élaborer une socialisation numérique qui préfère la délibération à l’outrance, l’éristique à l’offense ?

Plusieurs travaux peuvent nous aider à amorcer cette réflexion. D’abord, des explorations en Sciences politiques : Philippe Breton a posé dès la fin des années 90 les fondements de ce qu’il nomme la liberté de réception, à mettre en vis-à-vis de la très instituée liberté d’expression. 

La parole manipulée, Philippe Breton, La Découverte, 2020

La parole manipulée, Philippe Breton, La Découverte, 2020

Pour Philippe Breton, la liberté de réception devrait reposer sur l’évaluation rationnelle des raisonnements proposés. Tous les procédés manipulatoires doivent à ce titre être exclus, comme les sophismes, les généralisations excessives ou les effets de cadrage. 

Sans même entrer dans un jugement relatif à la pertinence d’une telle proposition (quid du délit de sophisme par exemple ?), on voit poindre une limite technique : il faudrait juger préalablement de la recevabilité de ce qui est dit avant de pouvoir le diffuser. Ou alors, refuser par principe un certain type de communications. Cette hypothèse est moins baroque qu’elle n’y parait. 

Elle est par exemple au fondement de la modération publicitaire par les individus. Cela s’observe notamment dans l’Ad-blocking, dans les mesures relatives à l’opt-in (le fait de devoir expressément s’inscrire pour recevoir un message), ou encore dans l’ancien autocollant « stop pub » de vos parents.

Cela marche pour la publicité, mais le débat public ne peut pas être modéré de la même manière. Alors, est-il possible de jouer plus finement ? De mettre en place, des mécaniques qui incitent nativement à la délibération plutôt qu’à la controverse ?

L’UX/UI pour échapper aux débats stériles sur Internet ?

C’est le sens de stimulants travaux en Design menés à l’université de Washington, et qui m’ont été soufflés par Kevin Echragui, l’instigateur d’Hérétique. Une équipe de recherche a ainsi imaginé 12 types d’interventions à même de limiter la violence du débat sur les réseaux sociaux. Puis, a interrogé un panel pour évaluer leurs préférences face à ce type d’interventions. Je vous laisse les découvrir. 

Données : Rebecca Gourley, University of Washington

Données : Rebecca Gourley, University of Washington

Plusieurs types d’actions m’ont semblé intéressantes, parmi lesquelles : 

  • « l’humanisation », qui consiste à agrandir le portrait de la personne avec qui nous échangeons, ou à empêcher l’anonymat ; 

  • la « démocratisation », qui peut consister par exemple à faire remonter dans un fil de discussions les contenus les plus plébiscités, plutôt qu’à préférer un scroll chronologique. 

  • Le simple « channel switching » qui consiste à faire basculer une conversation publique en mode privé, pour éviter que les positions ne se cristallisent en raison de leur caractère public.

  • Les « Speed bumps » qui consistent à imposer un temps de validation avant qu’un message ne soit publié.

Si vous avez besoin d’une piqûre de rappel sur l’UX, vous pouvez notamment lire mon précédent article sur l’UX Writing. Nous avons également réalisé une étude de cas.  

« Freedom of speech is not freedom of reach », déclarait le comédien Sacha Baron Cohen en 2019 pour dénoncer le scandale Cambridge Analytica et la complicité algorithmique de Facebook par rapport aux fake news

Entre la loyauté à l’égard de tels systèmes et la sortie pure et simple des réseaux sociaux, il y a sans doute une voie pour l’expression, par la politique, par le design ou par la culture d’une écologie de la socialisation numérique. 

Je pèche peut être par naïveté, mais je crois que, dans le sillage des réseaux sociaux non textuels, qui choisissent l’image, la voix ou encore le dessin, il y a une place à prendre pour des médias sociaux textuels plus délibératifs ou pour des widgets qui modèrent la violence des débats en ligne.

Si vous souhaitez en savoir plus sur la naissance des mots, des phénomènes langagiers et des stratégies d’influence, je vous invite à découvrir notre revue annuelle Novlangue ou vous trouverez notamment un article sur les mèmes