Une sorte de “poisson d’avriiil !” involontaire, deux mois après la newsletter de février dans laquelle nous vous proposions le néologisme hypnocratie, créé par le philosophe hongkongais Jianwei Xun.
C’est Apolline Guillot qui dévoile le pot-aux-roses dans Philonomist : Jianwei Xun n’existe pas. Les maigres notices biographiques à son sujet sont lacunaires. Personne ne l’a jamais rencontré.
Et pour cause : Hypnocratie a en réalité été co-écrit par un essayiste italien, Andrea Colamedici, et… une IA.
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“Jianwei Xun, explique-t-il, est un dispositif. (...) J’ai créé un espace numérique dans lequel établir un dialogue maïeutique contemporain avec les intelligences artificielles.” À la manière d’un Socrate 3.0, il a engagé avec les IA une conversation, demandé des précisions, contesté certaines affirmations, suggéré des corrélations. Et l’auteur de décrire son processus de mystification, de l’entraînement des IA avec un corpus de textes philosophiques à la création d’un profil universitaire de Jianwei Xun sur le site Academia.edu.
Le Grand Continent, qui a largement contribué à lancer la notoriété du “philosophe hongkongais” (et que nous citions justement dans l’édition de février), a agi en complice dans cette vaste expérimentation épistémologique.
Le dispositif fait ainsi vivre aux lecteurs et lectrices l’illusion même qu’il prétend dénoncer : le brouillage des frontières entre le réel et l’imaginaire, la multiplication des récits au point que “tout point fixe devient impossible”. Jianwei Xun fonctionne ainsi comme une “théorie incarnée” permettant “d’observer en temps réel comment les récits se construisent, se propagent et acquièrent du crédit et de l’autorité.”
On ne va pas vous mentir : au début, on l’a eu un peu mauvaise de nous être, nous aussi, fait avoir. On en sort sans rancune (le piège était trop beau !), mais avec une série d’interrogations.
Sur la notion même d’auteur·e, tout d’abord : dans “l’expérience” Jianwei Xun, qui pense ? Qui écrit ? L’éditeur de l’intelligence artificielle est-il en droit de réclamer des droits d’auteur ?
Sur la notion d’usurpation, ensuite. À l’heure où les fake news et deepfakes prolifèrent, il est devenu très difficile de distinguer le vrai du faux, en raison de la force du vraisemblable – particulièrement sur Internet. Et ce d’autant plus que dans cette mystification, l’intention de l’auteur demeure floue. Que cherche-t-il à montrer : dénoncer les dérives de l’IA ? ou au contraire, mettre en avant cette nouvelle forme d’intelligence ? S’agit-il d’un simple exercice de style (“escape game pour intellos”, propose Apolline Guillot) à la manière de Jean-Baptiste Botul, ce philosophe fictif né d’un canular ? Ou d’une expérience socio-épistémologique ? Ou peut-être… tout cela en même temps ? (cf. “tout point fixe devient impossible” !)
Sur la notion même d’intelligence, enfin. Le propos général est-il moins intéressant, ou moins légitime, sous prétexte qu’il a été produit (en partie) par une IA ? Acceptera-t-on demain de se laisser troubler ou émouvoir par un texte ou une œuvre d’art créée par une machine ?